« Evolution du commerce du vin et impact sur les petits propriétaires »

Pour ceux qui ne me connaissent pas mon nom est Christopher Cannan et je travaille dans le commerce du vin depuis 1970. Sur une période de 43 ans j’ai vu beaucoup de changements dont presque tous ont eu un impact sur le sujet qui nous occupe d’aujourd’hui.

Je vais commencer par une petite anecdote :

Avant de commencer à travailler en 1970 et grâce à un ami de mon père, importateur de vin et Master of Wine, j’ai entrepris une série de stages à travers les vignobles d’Europe y compris Bordeaux, Champagne, Allemagne, Bourgogne, Jerez et Porto, entre autres.

Lors d’une visite en Armagnac j’ai eu la bonne chance de rencontrer Léon Lafitte, un des producteurs le plus réputés. Il me donne une liste de producteurs dans plusieurs régions spécialisés dans des produits de qualité mise en bouteille au domaine. Il y en avait beaucoup moins à cette époque.

Un des producteurs sur la liste était le Docteur André Parcé de Banyuls, alors je lui ai rendu visite. Je l’ai informé de mon intention de rendre visite à mon frère, qui étudiait à Lausanne, le week-end suivant. Il m’a dit que je devais en profiter pour rencontrer Monsieur Constant Bourquin, le fondateur de l’Académie, dans son village de Chandolin, un des villages le plus hauts du Valais. Alors je suis monté dans ma vieille Volkswagen et pendant que nous appréciions un excellant vin suisse, il m’a expliqué sa philosophie sur le vin et les vertus des vins produits naturellement, tout en étant de grande qualité et en demeurant de vrais représentants de leur origine. J’étais tellement impressionné que j’ai adhéré à cette philosophie tout au long de ma carrière dans le vin.

HISTOIRE ET EVOLUTION DU COMMERCE DU VIN DEPUIS 1970

Au début des années 70 les négociants continuaient la tradition d’exporter des vins en futs vers les marchés européens, y compris les Grands Crus Classés de Bordeaux.

Très peu de propriétés pratiquaient la mise en bouteille au domaine, donc le commerce du vin était surtout dans les mains des négociants. Il y avait même des vins exportés en futs vers l’Angleterre sans contrôle d’origine. Pendant des années on voyait Nuits St. Georges sans AOC sur les cartes de vins en Angleterre !

Seulement certains marchés européens, plus matures, achetaient des vins mis en bouteille au domaine. Il s’agissait surtout des vins de Bourgogne, certains Bordeaux, et de Châteauneuf-du-Pape, un pionnier de la pratique de mise en bouteille à la propriété. Les marchés en Asie étaient pratiquement inexistants.

Aux U.S.A. des quantités importantes de Bordeaux, Pouilly Fuissé et Beaujolais d’une qualité assez médiocre étaient expédiées en bouteilles par les négociants de Bordeaux et Bourgogne.

Malgré cette situation il y avait du changement dans l’air. A partir de 1973 j’ai travaillé pour un importateur américain, Frederick Wildman & Sons à New York. Cette société était le pionnier depuis la fin de la prohibition de la sélection et importation des Bourgognes mis en bouteille au Domaine y compris des grands noms tels que La Romanée Conti, Leroy, Leflaive, Rousseau, Dujac Château Fuissé, entre autres. Mais avec la crise du pétrole en 1973, même ces vins étaient difficiles à vendre aux U.S.A. Ma tâche était de vendre les allocations de Wildman en Europe, avec l’accord des propriétaires bien sûr. Malgré la situation économique, les importateurs européens étaient ravis de pouvoir acheter ces grands vins.

En même temps je me suis occupé de la vente en Europe des vins de J. Moreau et Fils à Chablis. Wildman était propriétaire a 50% de cette affaire qui était très prestigieuse à l’époque. C’était une révélation de la part des importateurs qui réalisaient qu’il était plus logique d’acheter les vins de Chablis en bouteille à Chablis au lieu de les acheter à Beaune en fûts et en bouteille.

En 1978, fort de mon expérience chez Wildman, j’ai quitté cette société pour fonder Europvin à Bordeaux et me spécialiser dans la sélection et exportation des vins de domaine de la plus haute qualité dans toutes les régions de France et plus tard en Espagne, en Italie et au Portugal.

L’économie mondiale était en train de s’améliorer et il y avait un intérêt grandissant pour les vins mis en bouteille au domaine, surtout en Europe et en Amérique du Nord.

Au début des années 80, la presse spécialisée commencait à avoir de plus en plus d’influence sur les consommateurs. En même temps le dollar américain était très fort par rapport au franc français et les amateurs américains voulaient en profiter. Avec peu de connaissances et l’excitation autour du millésime 1982 à Bordeaux, Robert Parker est entré en scène ! Sa petite revue focalisée sur la région de Baltimore devient du jour au lendemain la Bible des consommateurs américains. Son « timing » était parfait !

En même temps d’autres régions de France commençaient à bénéficier de la situation avec le dollar et l’enthousiasme autour de Bordeaux. De nouveaux domaines en Bourgogne commencaient à voir le jour, ainsi que dans la Loire et la Vallée du Rhône.

A cette époque je me suis associé avec Becky Wasserman, un courtier américain basé en Bourgogne. Nous avons créé Cannan & Wasserman pour le marché américain. Cannan se spécialisait dans les Bordeaux, Loire et Rhône et Wasserman surtout en Bourgogne et Champagne. Nous avons rapidement établi un réseau d’importateurs à travers les Etats-Unis et avons passé quelques années de succès grandissant exportant des quantités importantes de vins de domaine de haute qualité de toutes les régions de France et ensuite de l’Espagne. Nos dégustations régulières avec Robert Parker ont permis à de nouveaux domaines et petits producteurs d’acquérir une certaine notoriété rapidement.

Egalement au début des années 80, le Japon devenait de plus en plus prospère et cherchait des vins français haut de gamme. Une autre anecdote en lien avec l’Académie : vers 1986 je suis allé au Japon avec Jean Meyer, un membre apprécié de l’Académie. Les échantillons pour le voyage ne sont pas arrivés à temps. Nous avions seulement deux bouteilles que Jean avait emmenées dans ses valises. Néanmoins nous avons créé en peu de temps un marché de plusieurs milliers de caisses. Même jusqu’à devenir l’exportateur numéro un pour les vins d’Alsace au Japon à un moment donné. Le succès a duré jusqu’en 1989 quand l’économie japonaise a plongé. Après, les achats japonais ont continué mais avec une orientation sur des vins à prix moins élevés.

D’autres marchés commençaient à s’ouvrir à cette époque, y compris l’Australie et le Brésil. A Singapour, il y avait un seul importateur pour toutes les grandes étiquettes, Escoffier, en avance sur son temps.

En Europe les vins de domaine continuaient leur croissance avec une tendance à acheter directement au producteur. Ceci a poussé Europvin à se focaliser surtout sur les marchés de grande exportation où la société pouvait fournir une service à la fois aux importateurs et aux producteurs. Pour les importateurs, un service de logistiques et sélection des vins souvent pas facile à trouver. Pour les producteurs, un réseau, la connaissance des marchés et les réglementations pour chaque pays.

La fin des années 80 et début des années 90 était une période de consolidation et de croissance plus lente aux U.S.A., en partie due aux taux de change défavorables et également à une polarisation vers des vins avec un score élevé. Les revues de Parker deviennent de plus en plus un moyen pour vendre du vin. Les détaillants et marchands de vin ne remplissent plus leur rôle de sélectionneurs de vins pour leurs clients.

Pendant cette période nous avons témoigné d’une croissance rapide dans les marchés émergents, tels que Taiwan, Thaïlande et la Corée de Sud, surtout pour les Grands Crus Classés de Bordeaux. Des pays comme Hong Kong, Singapour et le Brésil devenaient rapidement plus matures. La crise économique en Asie de 1998 a arrêté brutalement cette tendance dans certains pays avec l’augmentation substantielle des taxes et droits de douane.

L’intérêt pour les vins de domaine a continué à croitre surtout en cas de presse positive. L’enthousiasme de Parker pour le Rhône et Bordeaux était suivi par un intérêt croissant pour les vins de Loire, Languedoc et du Sud-Ouest.

Les vins italiens avaient de plus en plus de succès avec une amélioration de la qualité et une multitude de nouvelles appellations. L’Espagne gagnait du terrain grâce également à une meilleure qualité et des prix raisonnables.

La décade suivant l’an 2000 a vu un ralentissement après le 1 septembre mais a repris après 2003. La consommation des vins fins continue à croitre malgré les difficultés économiques. Aux U.S.A. le taux de change défavorable n’a pas aidé mais les vins européens maintiennent leur présence dû aux prix élevés des vins haut de gamme de Californie.

En Asie, Taiwan, la Thaïlande et la Corée du Sud n’ont jamais retrouvé l’euphorie des années 90 à cause des taxes élevées à l’importation et à un excès de stocks. Le Japon continue à souffrir de la stagnation économique avec une orientation vers les vins à petit prix à part une demande pour les grands Bourgognes des domaines prestigieux. Hong Kong et Singapour ont vu une croissance forte, surtout pour les Bordeaux mais également pour tous les vins avec une valeur spéculative. L’élimination des taxes sur l’importation des vins à Hong Kong a créé une plaque tournante pour toute l’Asie. Enfin l’émergence de la Chine, où le potentiel n’a pas de limites, reste le grand espoir pour l’avenir. Pour le moment il faut de la patience car les taxes restent élevées et les connaissances sur les vins peu évoluées ; sans parler des problèmes sur les bouteilles frauduleuses, qui sont très nombreux.

D’autres évolutions sont le taux élevé du dollar australien, les hauts et les bas de l’économie du Brésil et la croissance continue des pays de monopole tel que le Canada et la Scandinavie grâce à une stratégie intelligente pour garder un système populaire auprès des consommateurs.

Par ailleurs, bon nombre d’excellents millésimes, surtout à Bordeaux, en Bourgogne et dans le Rhône, peut-être grâce au réchauffement climatique, a continué à stimuler l’intérêt pour les vins de qualité. Par contre les prix élevés des grands Bordeaux donnent une image élitiste et l’impression que tous les vins français sont chers.

STATEGIE POUR LES PETITS PROPRIETAIRES

En 1997 j’ai acheté un petit vignoble, Clos Figueras dans le Priorat, non loin de Barcelone. Ceci m’a permis de voir le monde du vin d’un autre angle et de mieux comprendre les difficultés des petits propriétaires dans l’environnement d’aujourd’hui.

Pour être honnête, commercialement c’est une lutte et un challenge dans un marché très compétitif. De plus en plus de nouveaux vins apparaissent sur le marché tous les jours. Des nouvelles caves, surtout en Espagne et dans le Nouveau Monde, apparaissent avec une régularité étonnante. Il y a un excès de stocks presque partout qui est proposé avec des stratégies à court terme pour assurer la vente, souvent à n’importe quel prix. Cette situation a été aggravée par le chaos économique depuis 2008 et, en conséquence, les problèmes avec les banques.

Une autre difficulté pour les petits producteurs est la consolidation de la distribution, surtout aux U.S.A., où les importateurs les plus puissants ont des portfolios de produits tellement larges que les vins des petits propriétaires sont perdus dans la masse et les stocks restent invendus. De plus, le distributeur attend que le propriétaire vienne sur le marché pour soutenir les ventes de leurs vins. Ceci peut s’avérer très couteux pour un petit ou moyen domaine. Un grand nombre d’importateurs aux U.S.A., et dans de plus en plus d’autres pays, ont tendance à se focaliser sur des grandes marques qui ont des budgets de marketing importants et du personnel de vente vivant en permanence sur place.

Malgré cette image négative, pour le petit producteur tout n’est pas perdu ! Les changements rapides dans les communications modernes les favorisent. Il est de plus en plus à la mode d’acheter les produits directement chez le producteur. Les ventes peuvent être faites à travers un site Internet ou à travers des sociétés spécialisées dans les ventes « online ». L’information pour le consommateur est disponible à travers les sites web, Facebook, Twitter et les blogs. La communication « online » est un nouveau phénomène formant un pont entre le producteur et le consommateur.

Profiter d’une bonne presse est également une stratégie valable, surtout pour les communications sur Internet. Même si on n’est pas d’accord avec l’influence de la presse, certains marchés tels que les monopoles du Canada et de la Scandinavie, et surtout de l’Asie, sont très influencés par les notes. Les grandes marques risquent de souffrir plus à l’avenir à cause de la pression des supermarchés sur les prix. Dans certains pays les supermarchés représentent 80% du marché.

Les consommateurs deviennent de plus en plus connaisseurs dans des marchés plus matures. Ils sont souvent prêts à payer un bon prix pour un vin différent ou spécial, et au contraire de certains produits comme la lessive, ils veulent en connaître l’origine et le producteur. Le mouvement vers les domaines qui pratiquent la culture écologique et biodynamique est en train de se développer de plus en plus. La dynamique des vins naturels représentant leur origine est en train d’évoluer plus rapidement, faisant la croisade de Constant Bourquin encore plus une réalité.

Une nouvelle génération de sommeliers, s’intéressant plus à leur carrière qu’autrefois, sont contents et fier de présenter leurs « découvertes » à leurs clients au restaurant. Par ailleurs les mariages entre plats et vins deviennent plus d’actualité. Un sujet que la presse spécialisée a eu tendance à ignorer dans le passé. Avec de plus en plus d’opportunités pour voyager, les touristes et voyageurs d’affaires exigent des cartes de vins plus attrayantes et éclectiques. Tous ces sujets sont bénéfiques pour les petits producteurs.

Enfin, il y a l’oenotourisme. L’Europe commence juste à apprendre quelques leçons de la Napa Valley, l’endroit le plus visité aux U.S.A. après Disney World. Les petits producteurs ne doivent pas sous-estimer l’importance et l’impact de recevoir des visiteurs dans de bonnes conditions. C’est encore mieux s’il y a la possibilité de leur offrir des repas ou l’hébergement.

Les avantages de pouvoir vendre avec des marges supérieures à la normale et un paiement immédiat sont complémentés par un rapprochement avec la clientèle. Grâce à ces visites, un base de données de la clientèle peut évoluer pour garder le contact avec le client et envoyer des offres et informations.

A Clos Figueras, au cœur des paysages impressionnants du Priorat, nous avons acheté le bâtiment qui fait le prolongement de notre cave. C’était un restaurant. Nous avons continué l’activité en servant une cuisine simple et de qualité avec des ingrédients locaux pour complémenter nos vins. Nous utilisons même les produits de notre jardin potager et de nos poules. Avant les repas nous proposons des possibilités de dégustation et visites à la cave et au vignoble. Avec un grand jardin nous pouvons louer l’espace pour des évènements familiaux tels que les mariages, baptêmes etc.

Cela fait seulement deux ans que nous avons fait l’achat. Le succès est remarquable. La vente de nos vins à travers le restaurant représente déjà plus de 10% de toutes nos ventes avec l’objectif d’atteindre 25% dans deux ans. En Californie, nombreuses sont les « wineries » qui vendent la totalité de leur production de cette manière.

En conclusion, comme la plupart des vignobles Européens sont situés dans des endroits magnifiques et attractifs pour les touristes, l’option de l’oenotourisme aura probablement un impact important dans la stratégie commerciale des petits producteurs. Nous commençons déjà à voir une évolution rapide dans cette direction.

Bienvenue au Priorat et merci de m’avoir écouté !