« Classement de Saint-Emilion »
Soutenance de Hubert Boidron lors du symposium d’hiver de l’Académie Internationale du Vin. Le 5 décembre 2013.
Monsieur le chancelier, monsieur le président, chère consœur, cher confrère, chers amis,
Bonjour,
Je suis Hubert Boidron, œnologue, responsable de production de la Maison Boidron, propriétaire récoltant dans le Saint-Emilionnais. Cela a toujours été un honneur d’être parmi vous. Aujourd’hui je suis fier d’être enfin l’un des vôtres. Merci à vous tous. Dès mon plus jeune âge je passe mes week-ends à suivre mon père dans les rangs de vigne. J’ai sept ans lorsqu’il m’apprend à distinguer une cochylis d’une eudémis et que ses mains noires ne sont pas sales, mais teintées par les anthocyanes, marque de noblesse des paysans viticulteurs. Je vais vous présenter aujourd’hui un très court exposé sur « le classement de Saint-Emilion ».
Historique.
Dés 1841, Monsieur Lecoutre de Beauvais, rédacteur en chef du journal « Le Producteur », établit un classement des vins de Saint-Emilion en trois classes:
Première classe : Belair, Fontplégade, Canon, Couspode, Balestard, Pavie, Larcis, Mondot, Ausone, Beauséjour, Berliquet, Magdelaine, Soutard.
Deuxième classe: Cheval Blanc, Figeac.
Troisième classe: Corbin, Jean Faure.
Ce classement a été vraisemblablement établi en rapport au prix de vente. À partir de 1850, Cocks (Édition Féret) publie « Bordeaux et ses vins » dans lequel il donne au public, avec quelques descriptions locales, la liste des propriétaires, classés par l’auteur suivant leur mérite. Dès 1900 en l’absence de toute classification officielle, de nombreux propriétaires du Saint-Émilionnais se sont affublés sans plus de façon du titre Premier Cru. L’anarchie la plus absolue règne alors sur le Saint-Emilionnais. Ce désordre engendre la plus grande confusion chez les consommateurs et dessert la réputation des Saint-Émilionnais.
En 1934, Robert et André Villepigue, propriétaires du Château Figeac et président de la cave coopérative écrivent un « essai de classement scientifique » basé pour la première fois sur une étude de la nature des sols (annexe 1). Il faut attendre le 7 octobre 1954 pour obtenir par décret un classement officiel. Il engendrera de nombreuses tergiversations qui prendront fin lors de la publication d’un arrêté au Journal Officiel du 31 octobre 1958. Il existe alors 75 domaines répartis en trois classes: Premier Grand Cru Classé A, Premier Grand Cru Classé B, et Grand Cru Classé, révisables tout les dix ans. Il sera en réalité revu en 1969, 1986, 1996, 2006, 2009, et 2012.
Le classement de 2012 se distingue nettement des autres classements par la publication officielle d’un règlement donc connu de tous (annexe 2). Malheureusement les termes restent extrêmement vagues. Pendant la préparation du dossier, toute demande de précisions est déclinée. Commence alors un travail de titan exposant le plus d’informations possibles sur nos crus respectifs. Certains dossiers dépassent le millier de pages. Ce n’est que plusieurs mois après que tous les candidats aient rendu leurs dossiers que l’I.N.A.O. fait parvenir à plus de 70% d’entre eux une lettre dans laquelle il est stipulé qu’il ne sont pas admis au classement. Cette lettre comporte les différentes notes obtenues. Elle est accompagnée du mode d’emploi pour « construire » la note de qualité et constance des vins et enfin des quartes tableaux comportant les critères retenus par l’I.N.A.O. pour évaluer la notoriété, la caractérisation de l’exploitation, et la conduite de l’exploitation ainsi que leur mode d’emploi (annexe 3). Ces candidats ont alors quinze jours pour préparer leur oral de rattrapage qu’ils présenteront pendant vingt minutes devant la commission de classement dont les membres ont été désignés par l’INAO. Le résultat final sera connu de tous par l’homologation du classement le 29 octobre 2012.
Je vous propose d’analyser quelques-uns des critères de ce classement.
Sur le mode de prélèvement des échantillons
Aucun protocole de prélèvement n’est communiqué. Un agent de l’I.N.A.O. se déplace chez les candidats pour obtenir les échantillons. A ce sujet, en 1934, Monsieur Villepigue s’interroge sur « ceux qui rempliront leur bouteille avec un incontestable Premier Cru acheté dans la première épicerie venue ». Comme lui, il me semble effectivement plus opportun d’aller chercher les échantillons inopinément chez un caviste ayant pignon sur rue plutôt que chez les candidats.
Sur le niveau de qualité et de constance des vins
Sur les dégustateurs:
Aucun protocole de sélection des dégustateurs n’est communiqué. Un appel à candidature est lancé par l’I.N.A.O. Les candidats retenus suivront une formation étalée sur trois mois par un professeur émérite et cela par rapport à un échantillon étalon. Deux groupes de dégustateurs sont formés et vont se repartir le millier d’échantillons à déguster. Aucun protocole de répartition n’est communiqué.
Sur la dégustation.
La dégustation des vins va permettre d’établir le niveau de qualité et de constance. Pour les Grands Crus Classés elle représentera 50 % de la note finale, pour les Premiers Grands Crus Classés elle représentera 30 %.
Aucun protocole de dégustation n’est communiqué. Aucune note éliminatoire n’existe. Il est stipulé dans le règlement qu’une deuxième dégustation est exclue. Seule une note explicative de la construction de cette note est transmise (annexe 3a). Les vins sont dégustés à partir de sept descripteurs agrémentés par l’I.N.A.O. d’un coefficient. Les notes détaillées par descripteurs ne sont pas communiquées.
Pour déterminer la constance des vins sur dix ans, l’I.N.A.O. va attribuer un bonus/malus dénommé i.
(Figure1) La propension à obtenir des bonus (40%) est plus importante que celle à obtenir des malus (30%): la répartition de i n’est pas égale.
(Figure 2) Dans le cas où la valeur absolue de i est égale à 1, le bonus est attribué à un plus grands nombre de notes que le malus: la distribution de i n’est pas équitable.
La valeur de i est arbitraire. De plus, son inégalité et son iniquité augmentent le clivage entre les notes réparties de part et d’autre de 14/20.
Comme le titre l’indique, la note de qualité et constance est une construction, et je le regrette.
Conclusion
La brume qui entoure les modalités des dégustations empêche toute investigation et nourrit la suspicion. C’est bien regrettable. « Il est incontestable qu’à ce niveau, la dégustation corresponde à une expertise » et que cette » analyse sensorielle ne pourra être effectuée que par des dégustateurs d’un haut niveau qui auront des connaissances vitivinicoles internationales » (AIV, JP32). Jacques Puisais l’entend pour les vins nobles. Serait-ce ridicule de le souhaiter pour les classés de Saint-Emilion? Mais pourquoi choisir des experts si l’on doit leur mettre des œillères et les brider par des pondérations arbitraires? Il serait effectivement plus aisé de choisir des néophytes que l’on formatera à préférer un type de vin sans se poser trop de questions par rapport à tous les grands vins qu’ils n’ont pas encore bu.
La constance est insipide. Elle peut être évaluée par une méthode de traitement statistique mais pas arbitraire.
D’autre part, si un échantillon étalon est à choisir, se posent alors deux questions : qui va le choisir et lequel va-t-il choisir? Si c’était moi je serai bien embêté ; celui issu de 60% de cabernet et 40% de merlot sur sol sablograveleux ou celui issu de 20% de cabernet et 80% de merlot sur sol argilocalcaire? J’adore les deux et considère qu’ils sont de très grands vins, chacun ayant une expression différente de l’excellence. Et si malgré tout je fais un choix, il est certain que l’autre sera moins bien noté qu’un troisième vin, moins bon, mais ayant des caractéristiques plus ressemblantes à celles de l’étalon. Je suis persuadé que cette méthode pousse à la standardisation, c’est à dire au déni de l’expression du terroir.
Une note minimale éliminatoire doit être exigée afin d’éviter toute compensation exagérée par le biais des paramètres non sensoriels. Se pourrait-il qu’un petit vin noté 8/20 en dégustation obtienne le classement?
Sur l’analyse topographique et géo-pédologique (annexe 3f)
Pour effectuer ce travail, l’I.N.A.O. va s’appuyer sur la carte des sols du vignoble de Saint-Emilion (annexe 4), établie il y a 23 ans dans la thèse de Cornelis Van Leeuwen.
Sur le changement d’échelle
L’I.N.A.O. établit une nouvelle carte au 1/6 500 (soit 3,8 fois plus précise que celle de C.Van Leeuwen). Cornelis Van Leeuwen précise que certaines « indications ne peuvent être que globales, en raison de variations parfois très localisées. »(p.9 et p.25). Cette remarque est fondamentale de la cartographie et explique pourquoi personne ne peut se permettre sérieusement d’établir une carte au 1/6 500 à partir d’une autre carte au 1/25 000 sans avoir, au préalable, effectué des observations supplémentaires, obligatoires et nécessaires, comme par exemple des carottages et des fosses pédologiques. Pourtant ce travail aurait alors permis d’augmenter la densité des informations et donc de localiser la plupart des « variations parfois très localisées », de restreindre ou d’élargir une zone, de modifier ses limites et plus généralement de ne plus percevoir un problème dans sa globalité mais avec plus de précisions et donc d’exactitude. Malheureusement l’I.N.A.O. n’a pas réalisé ce travail. Ce dernier a effectué un simple zoom confondant infographie et cartographie.
Sur l’hydromorphie
Cette carte a pour objet de délimiter et de qualifier les différentes zones hydromorphes du vignoble de Saint-Emilion à une échelle parcellaire. Apparemment, l’I.N.A.O. considère seule l’hydromorphie des sols comme facteur géo-pedologique limitant. Mais le terme d’hydromorphie est utilisé à tort. Je me permets donc de clarifier ici le sens exact de ce mot. Étymologie du mot: hydro du grec hûdor (= eau) et de morphê (= forme). Un sol hydromorphe est un sol « dans la formation duquel le facteur principal a été l’eau; celle des submersions ou celle de la table d’eau » (Plaisance et Cailleux, 1958).
Aujourd’hui une définition officielle existe:
« L’hydromorphie d’un sol est le résultat visible de l’engorgement antérieur d’un sol, mais peut également caractériser le processus de formation ou d’évolution d’une classe de sols en présence d’un excès d’eau prolongé ». Il est stipulé que ce terme ne doit pas être confondu avec le terme « engorgement d’un sol ».
Baize et Jabiol (1995) insistent: « au sens strict et originel, l’hydromorphie est la manifestation morphologique de l’engorgement (ancien ou actuel) sous la forme de taches, de concentrations, de colorations ou de décolorations, résultant de la dynamique des deux éléments colorés en milieu alternativement réducteur puis réoxydé : le fer et le manganèse, ou sous la forme d’une accumulation de matière organique (sol tourbeux). Donc, attention, ne pas confondre les causes et les effets, ne pas employer le mot hydromorphie pour désigner un engorgement. En outre, s’il n’y a pas de fer ni de manganèse dans un horizon, l’hydromorphie ne pourra pas se manifester (cas de certains matériaux constitués presque uniquement de calcaire). »
Nous comprenons donc bien que les mots hydromorphie et hydromorphe sont souvent employés à tort car il est fait confusion entre la morphologie de certains horizons de sols qui montrent des aspects liés à des engorgements fossiles ou actuels (pseudogley) et l’engorgement lui-même. Malheureusement l’I.N.A.O. fait cette erreur. Il prend la légende de Cornelis Van Leeuwen : sol avec « présence d’un pseudogley« , et la transforme en : sol « avec nappe d’eau temporaire« . Pourtant aucune observation où fosse pouvant corréler ces deux légendes n’a été effectuée. Les conclusions de l’I.N.A.O. sont donc fausses.
Les sols à pseudogley (annexe5) comme on peut en trouver sur plus de 50% de l’A.O.C. Saint-Emilion sont effectivement des sols hydromorphes. Ces sols ont la propriété de garder intacts la plupart de leurs traits rédoxiques (pseudogleys) même en période sèche, que cette période soit provisoire (en été) ou quelle soit permanente, résultant soit d’un assainissement artificiel (drainage agricole), soit d’un changement climatique définitif. En conséquence, dans un grand nombre de cas, des sols à morphologie nettement hydromorphe ne connaissent plus d’engorgement notable qui pourrait être nuisible à la qualité du raisin cultivé dessus et donc du vin qui en est issu.
Sur les préconisations de l’auteur
Cornelis Van Leeuwen accompagne sa carte d’une notice dans laquelle on peut lire:
« Par précaution nous tenons à préciser les limites d’utilisation de ce document : il s’agit d’un travail d’ordre pédologique, qui se veut être un inventaire des sols de la région. Toute extrapolation en vue d’une tentative de classification des crus serait dépourvue de sens car la hiérarchie de la qualité du vin repose sur la conjonction de plusieurs paramètres qui, lorsqu’ils concernent le sol, n’entrent pas toujours dans le cadre rigide et schématique de la cartographie » (p.9).
« L’action de l’homme peut, par la mise en culture des terres, modifier profondément le profil initial du sol: modification de la profondeur de la nappe et des conditions d’aération du sol par le drainage. » (p.24).
« Dans les sols assainis, le pseudogley témoigne d’une hydromorphie ancienne » (p.25).
« Le but de ce travail n’a jamais été de hiérarchiser les crus en fonction des types de sols » (p.50).
L’I.N.A.O. ne trouvera pas utile de tenir compte de ces informations et commet une grave erreur dans l’interprétation du terme hydromorphe.
Conclusion
Maintenant que tout le monde a bien compris ce qu’est un sol hydromorphe on peut affirmer que cela n’est pas l’hydromorphie des sols qui est responsable d’une soit-disant qualité inférieure mais c’est son engorgement. Un classement des sols réalisé sur l’étude morphologique est soit faux, soit incomplet. Je pense que ce qu’il faut surtout regarder c’est le régime hydrique du sol. On peut mesurer la cinétique d’enfoncement du toit de la nappe phréatique en fonction des saisons et sa hauteur maximale au moment propice où la vigne doit connaître un déficit hydrique, enclenchant l’arrêt de croissance nécessaire à une maturation de qualité.
On pourrait par exemple compléter ces données avec le pourcentage de la pente ainsi que l’orientation de la parcelle (déterminant le taux d’ensoleillement), la vigueur, l’expression végétative, la dynamique des vents mais aussi la densité et la diversité de la faune et de la flore souterraines, sans oublier très sûrement l’état des complexes argilo-humique et ectomycorhizien.
Conclusion générale
À chaque fois c’est un coup de tonnerre qui provoque un scandale avec des retombées internationales. Ces réactions sont amplifiées par le manque de transparence de la méthode utilisée. Par exemple, en 1985, Beauséjour Bécot est rétrogradé. L’I.N.A.O. en donne la raison: « les terres englobées appartenaient originellement à deux crus ne figurant pas dans la liste officielle des Premiers Grands Crus Classés ». Aurait-il encore fallu qu’il fut averti de ne pas pouvoir le faire. Apparemment en 2012 cette règle a changé (modification de l’assiette foncière allant du simple au double, parfois d’origine non classée). Malheureusement tous les candidats ne seront pas mis au fait de cette nouvelle opportunité. En 2006 le classement est annulé pour iniquité de traitement entre les candidats. En 2012 une demande d’annulation auprès du tribunal administratif est en cours. À chaque fois le classement perd de sa vraisemblance. Est-ce la faute de ceux qui se défendent d’une injustice? Non!
Si « l’objectif fondamental de la culture de la vigne qui est la satisfaction du goût de l’homme pour le vin » (J.Branas 34, AIV) avait été à chaque fois l’objectif du classement, nous n’en serions pas là.
Dans tout les cas, quel que soit l’objectif, il faut faire en sorte de choisir de véritables experts et veiller à ce qu’ils ne fassent pas d’erreurs. Les conséquences économiques et humaines sont d’une trop grande ampleur. L’arbitraire doit être exclu, l’impartialité respectée.