« Vins de lieu et dégustation géo-sensorielle »
Extrait de 2 livres de J Rigaux
- Le réveil des terroirs, illustration et défense des climats bourguignons (préface d’Aubert de Villaine), Ed de Bourgogne, 2011
- La dégustation géo-sensorielle, éd Terre en Vues, 2012 (réédition 2014)
Parler de la dégustation géo-sensorielle, c’est associer la dégustation du vin à la connaissance du lieu qui l’a vu naître et de celui ou celle qui l’a accouché. C’est faire vivre la belle et heureuse parole de Jacques Puisais, créateur de l’Institut Français du Goût : « Le vin doit avoir la gueule de l’endroit et les tripes de l’homme qui l’a fait… Au fond du verre, je veux retrouver le paysage du lieu où je suis. » C’est également poser une question majeure en ces temps de crises, crises agricoles et viticoles pour ce qui nous réunit aujourd’hui : « Le grand vin aujourd’hui, vin de haute technologie ou vin de haut lieu ?
Grands vins, vins ordinaires et vins de « substitut »
S’il est toujours délicat et difficile de définir le grand vin, de tous temps, en tout cas au moins depuis l’Antiquité égyptienne, grecque et romaine, il y eut des grands vins et des vins ordinaires… et, entre les deux, des « vins de substitut » selon l’heureuse formule de A. Tchernia, c’est-à-dire des vins intermédiaires qui, pour imiter les grands, font appel à des artifices, artifices qui, bien sûr, ont pu varier au fil des siècles. Aujourd’hui, par exemple, seuls les grands vins peuvent se permettre d’être élevés en fûts, en fûts de chêne neuf tout particulièrement (2 % de la production mondiale). Pour les imiter, les faiseurs de vins industriels ont inventé les « staves », ces planches de bois qui tapissent les cuves en inox et qui sont façonnées pour générer les différents goûts boisés très recherchés aujourd’hui, car popularisés par les critiques influents ! En collaboration avec des œnologues, des laboratoires… et des vignerons, la gamme d’arômes est obtenue en modulant les temps et les températures de cuisson.
Les grands vins, au coût de protection élevé, issus des lieux les plus prestigieux, lieux de surcroît considérés comme les plus qualitatifs pour une viticulture de type « haute couture », ont toujours été réservés à l’élite de l’époque, en particulier à ceux qui ont les moyens de se les offrir. Les vins de « substitut » sont faits pour ceux que l’on appelle aujourd’hui les couches moyennes. Les vins ordinaires sont faits pour les autres… Cette classification n’a pas changé au fil des siècles. On boit sans doute moins de vins ordinaires de nos jours car les bières ordinaires ont pris une grande place aux côtés des boissons alcoolisées anisées. Du coup, ce sont sans doute les vins intermédiaires, de « substitut » qui se développent.
Dégustation des gourmets et analyse sensorielle
Parallèlement à la production des grands vins se sont développés des rituels de leur dégustation et un discours sur leur consommation. Dégustés avec le tastevin, (encore dénommé « tasse »), jusque dans les années 1960 -1970, c’est l’œil qui était sollicité en premier (« le vin doit tirer l’œil », aimait à dire Henri Jayer qui dégustait encore avec ce contenant !), puis venait la bouche où le vin était « grummé » pour qu’il sollicite l’ensemble de la cavité buccale, enfin arrivaient les sensations de longueur en bouche, de rétro-olfaction et de persistance aromatique. L’olfaction directe avait alors peu de place en dégustation.
La dégustation au verre s’imposa avec l’invention de l’analyse sensorielle, par Jules Chauvet et quelques autres, dont François Sauvageot qui préféra employer le terme d’évaluation sensorielle. Fort de la parole de Jules Chauvet qui proclama que l’olfaction est « 20 000 fois supérieure au goût », le primat des odeurs et des arômes s’imposa dans les dégustations professionnelles contemporaines et les recherches scientifiques qui les accompagnent et les perfectionnent. La formation des sommeliers, en s’émancipant et en s’autonomisant, se focalisera sur ce choix. Avec sa célèbre trouvaille popularisée sous le qualificatif « le nez du vin », Jean Lenoir popularisa le primat du nez chez les amateurs… Ses fameux coffrets sont diffusés dans le monde entier ! Critiques et chroniqueurs en vin épousèrent la même voie.
Analyse sensorielle et dégustation géo-sensorielle, deux façons d’appréhender les vins
En matière de dégustation, deux référentiels sont en concurrence. L’un s’appuie sur la dimension biochimique du vin, sa matière sèche en particulier, sur laquelle il est facile d’intervenir avec les 300 adjuvants disponibles de nos jours, la gomme arabique et les levures industrielles en particulier. Le savoir œnologique, qui est à l’origine de cette manière de déguster qu’on appelle analyse ou évaluation sensorielles, se fonde essentiellement sur la chimie organique, enseignée prioritairement dans la formation des œnologues, en France comme ailleurs, chimie qui étudie la matière sèche du vin, son alcool, ses tannins et son acidité. Comme les composés organiques, naturels et artificiels, ont une odeur, on comprend que l’analyse sensorielle, pratiquée par les œnologues, les sommeliers, les différents professionnels et les critiques en vins, ait privilégié l’olfaction et la quête effrénée d’identification des arômes…
Le deuxième référentiel de dégustation est en appui sur la dimension minérale du vin. Il accompagne la dégustation géo-sensorielle du gourmet, toujours sensible à la minéralité des vins qui se trouve, de ce fait, le descripteur majeur, la minéralité, associée à l’acidité naturelle, assurant la sapidité des vins. Ce référentiel relève de la chimie minérale dont l’œnologie contemporaine n’a pas fait son objet majeur. Le manuel d’œnologie de référence, écrit par Ribéreau-Gayon, fort de 3000 pages publiées en deux volumes, n’y consacre que quelques pages ! Il existe deux chimie, la chimie organique, avec le concours de laquelle on peut intervenir sur le vin avec tous les produits œnologiques dont on dispose, et la chimie minérale, refoulée par l’œnologie contemporaine, qui n’offre aucune possibilité d’intervention sur les minéraux naturels du vin ! De surcroît les minéraux n’ont pas d’odeur, mais se goûtent ! La dégustation géo-sensorielle, qui s’intéresse aux lieux de naissance du vin à la minéralité différente selon les terroirs (calcaires, granitiques, siliceux, volcaniques…), met ainsi l’accent sur le toucher de bouche, sans ignorer, bien évidemment, les arômes, qu’elle apprécie tout particulièrement en rétro-olfaction.
On peut faire un parallèle avec l’être humain. Freud, en effet, a découvert l’importance de l’Inconscient. Ce dernier a façonné notre personnalité, notre caractère, est agissant à notre insu dans la mise en œuvre de nos conduites, dans notre façon d’être au monde… L’Inconscient du vin, c’est sa minéralité. Sur cette dernière, l’œnologie moderne n’a, pour le moment, aucune prise, mais la minéralité marque le vin de son empreinte indélébile, différente d’un lieu à l’autre, et l’amateur éclairé se passionne pour ce qu’elle génère en dégustation !
La dégustation géo-sensorielle du gourmet est pratiquée à la façon dont Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, par les viticulteurs qui défendent une viticulture de terroir, la plus proche possible de la nature, et une vinification sans ajouts biochimiques, si ce n’est la juste quantité de soufre évitant au vin qu’il ne tourne au vinaigre ! D’ailleurs, en millésimes riches en acidités, seule une dose minime de soufre est requise. La dégustation géo-sensorielle est bien sûr pratiquée, de la même façon, par les amateurs éclairés qui apprécient les vins en s’intéressant à leur lieu de naissance.
« Vins de substitut » et analyse sensorielle
Pour accompagner ces deux versants du vin aujourd’hui, le vin technique de cépage et de marque d’un côté, le vin de terroir de l’autre (vin de « climat » comme on dit en Bourgogne), deux manières de déguster se sont donc imposées, l’analyse sensorielle pour le premier, la dégustation géo-sensorielle du gourmet pour le second.
Bien sûr, comme dans toutes les guerres, chaque méthode cherche à l’emporter ! L’analyse sensorielle a pour le moment l’avantage, comme la viticulture chimique, rebaptisée « conventionnelle », l’a encore sur les viticultures biologiques et biodynamiques ! C’est l’analyse sensorielle qui est enseignée à l’Université comme dans les Lycées viticoles, qui ne transmettent pas non plus les bases de la viticulture biodynamique à leurs élèves… L’analyse sensorielle est mise en œuvre par l’industrie agro-alimentaire et fait l’objet de recherches dans les instances publiques et privées. Elle est popularisée par la plupart des critiques en vin…
« Vins de lieu » et dégustation géo-sensorielle
C’est dans un contexte de « réveil des terroirs » que s’est produite la réaffirmation « des vins de lieu » comme vérité profonde du vin et le retour sur le devant de la scène de « la dégustation géo-sensorielle ».
- Parler de dégustation géo-sensorielle, c’est associer intimement la connaissance du lieu et de ceux qui le font vivre, qui l’interprètent, qui le révèlent, à l’art de la dégustation.
- Le lieu n’est qu’une espérance sans l’homme qui le sert, qui l’interprète, qui le transcende ou l’avilit.
- Tous les lieux se distinguent les uns des autres. Tous les vins qui en naissent sont donc différents les uns des autres.
- Tous les lieux ne se valent pas. Il y a des différences, et il y a une hiérarchie entre les lieux où peut pousser la vigne ! Ainsi de tous temps cette hiérarchie fut reconnue et à l’époque moderne on distingue des niveaux d’appellation. En Bourgogne il existe une hiérarchie à 4 niveaux : appellations régionale, village, premier cru et grand cru. Tous les vignobles de France n’ont cependant pas reconnu une telle hiérarchie dans les années 1930 ! Marque, cépage, château, périmètre délimité mais sans hiérarchie…
- Le cépage est l’intermédiaire, le passeur entre le lieu et l’homme.
- Le cépage est le traducteur de la complexité du lieu en une complexité de goût… Des lieux différents génèrent des goûts différents…
- D’une simplification de la dégustation avec l’analyse sensorielle on passe aux retrouvailles d’une dégustation de la complexité.
- La dégustation géo-sensorielle a été initiée avec le tastevin. Le gourmet appréciait la couleur (« Le grand vin tire l’œil » disait Henri Jayer), puis faisait entrer le vin en bouche (il le « grumait ») et appréciait les arômes par la rétro-olfaction.
- La salivation comme accueil, passage entre l’extérieur et l’intérieur. Le vin n’est pas fait pour être noté, mais pour être accueilli. Il faut faire confiance à sa salivation qui accueille le vin en bouche.
- Les principaux qualificatifs : consistance, souplesse, viscosité, vivacité et pétulance, texture, minéralité, longueur, persistance aromatique.
Les fondements de la dégustation géo-sensorielle
C’est en « tastant » le vin, en privilégiant son toucher de bouche, qu’on entre dans la complexité du lieu qui l’a vu naître. Parler de dégustation géo-sensorielle, c’est en effet associer la connaissance du lieu et de celui ou celle qui l’interprète, à l’art de la dégustation. C’est aborder la dégustation comme une expérience où la dimension subjective incontournable prend le pas sur la technique, une pratique ainsi plus proche de l’art que d’une éventuelle science…
Comme aimait le dire Henri Jayer, le vin n’est pas fait pour être évalué ni pour être noté. Il n’est pas fait non plus pour être reniflé, mais pour être bu ! Il a été créé par nos aînés pour activer le plaisir d’être et le plaisir d’être ensemble. Il accompagne ainsi les rituels les plus aboutis du vivre ensemble, des banquets chers à Platon aux pots de l’amitié ouverts par un « à votre santé ! »
Quand on déguste un vin, on déguste une culture qui l’a enfanté. Subtile rencontre de l’homme avec un lieu où il y fait pousser une diversité de variétés infinie, il est le fruit conjoint de la terre nourricière et du génie humain.
Déguster un vin est toujours une expérience de rencontre, rencontre d’un liquide façonné par le heurt subtil d’une nature toujours originale et d’un homme qui a su la comprendre, ou qui cherche à le faire, nature apprivoisée par un cépage trait d’union, véritable traducteur ou passeur, entre ces deux entités : la Nature et l’Humanité !
Le vin est fait pour être accueilli et non pour être évalué, pour être apprécié et non pour être jugé ! En entrant en bouche il est accueilli par la salive, trait d’union entre l’extérieur et l’intérieur, activatrice de notre intimité, préparation à l’incorporation et à la digestion, nécessaire à l’entretien de la vie en nous ! Il passe quelques instants en bouche et reste longtemps dans le corps tout en persistant parfois rester bien plus longtemps dans notre esprit… Ainsi le vin n’est véritablement vin que quand il est en nous. Nous sommes uniques, notre goût est unique, notre salive est différente de celle de l’autre, nous ne percevons pas tous pareil. Le vin n’est pas fait pour être décrit, mais pour être accueilli. Créé pour être écouté, il active notre ipséité, cette expérience singulière d’être nous et pas un autre, en nous ouvrant à l’altérité, car le vin a été créé pour le plaisir du partage. Chacun le reçoit différemment, aucun n’en a la totale vérité !
Les descripteurs de la dégustation géo-sensorielle
La vocation d’un vin est donc d’être accueilli en bouche. Les perceptions gustatives, une fois le vin en bouche, sont à privilégier dans la dégustation des vins de terroirs, car le vin est fait pour nous toucher et nous le touchons déjà avec notre bouche, avant de laisser vagabonder notre imagination.
- La consistance du vin, sa sève
Les gourmets parlaient de consistance et de sève, plutôt que de puissance, car la consistance est générée par la matière naturelle du raisin, matière qui, par la fermentation induite par les levures indigènes, donnera un jus plus ou moins concentré, plus ou moins dense, selon les caractéristiques et la qualité du terroir au premier chef, mais également selon la qualité du millésime (exceptionnel, grand, bon, moyen ou faible). On parle également de corps, de structure, de charpente, d’épaules… On peut aussi qualifier un vin de charnu, compact, épais…
Dès l’Antiquité on reconnaît les vins et on déguste savamment ! Il existe une hiérarchie, avec la reconnaissance de grands crus ayant leur dénomination d’origine, leurs caractéristiques originales et entraînant, comme aujourd’hui, une rivalité parmi les connaisseurs de l’époque ! Hippocrate, cité par Galien au IIe siècle de notre ère, considérait que les vins se différenciaient par leur couleur, leur saveur, leur consistance et leur force. « Selon la consistance, les vins se répartissent en aqueux et fluides ou tout à fait épais, avec évidemment un moyen terme entre les deux pôles… » (Commentaire au régime des maladies aigues d’Hippocrate, Livre 3) Plus on est en présence d’un grand cru, plus la consistance est importante et plaisante. Plus tard, à la Renaissance, en 1589, Julien le Palmier, dans son Traité du Vin et du Sidre, soulignait l’importance de la consistance : « Touchant la consistance des vins, l’un est subtil, l’autre est gros et épais… » J.-B. de Salins, en 1700, dans sa Défense du vin de Bourgogne contre le vin de Champagne (p. 3) écrit que l’ « on vante dans le vin la couleur, l’odeur, la saveur, la consistance… »
Il est également opportun de remettre en circuit un terme connexe dont on fit grand usage jusqu’à la fin du 19ème siècle, celui de « sève » ! Ce terme est déjà présent dans le Dictionarium latinogallicumsous Saliua de R. Estienne daté de 1538. Richelet, dans son Nouveau dictionnaire françois, écrit en 1710, rappelle que « chaque sève est différente selon la nature des végétaux (…). De sorte qu’à l’égard du vin la sève est une certaine saveur, conforme à la nature du cep de vigne, que le cep a communiquée à la grappe, et la grappe au vin. »
Une concentration par diverses techniques modernes (concentrateurs, osmose inverse, macération de copeaux de chêne, ajouts de matières industrielles…) peut donner à des vins de la puissance, mais à l’aération, et surtout au vieillissement, on découvre l’absence de complexité dans de tels vins techniques. Le terme de consistance (concentration naturelle du vin) se distingue donc de celui de puissance (concentration accentuée par les techniques œnologiques modernes).
En vins blancs comme en vins rouges, l’importance du tanin et de son harmonieux mûrissement est primordiale. C’est parce qu’un vin a une grande consistance qu’il peut atteindre le statut de « grand vin » ! Pour le vin rouge tout particulièrement, c’est la quantité et surtout la qualité du tanin, qui est primordiale pour accéder aux marches les plus élevées de la qualité et de l’originalité. Le tanin participe pleinement à la couleur et à la consistance du vin, et bien évidemment à son aptitude à un harmonieux vieillissement. S’il provient majoritairement de la peau – d’où l’importance d’un rapport jus/peau le plus proche de l’idéal – il se développe également sur les pépins. Henri Jayer considérait d’ailleurs que les tanins les plus intéressants venaient de ces derniers, d’où la grande attention qu’il portait à leur maturation et à la façon de les traiter en cuvaison : « ne jamais trop taper sur les pépins par des pigeages excessifs, qu’il vaut d’ailleurs mieux commencer en fin de fermentation, à densité mille, et avec une fréquence différente selon les millésimes ! » Dom Denise, au 18ème siècle conseillait d’ailleurs de les sucer avant de décider de la date des vendanges !
Plus le terroir où naît le raisin est complexe (qualité de la roche mère, qualité des argiles, exposition très favorable, pente, ensoleillement, circulation idéale de l’eau…) plus la plante offrira à son raisin la capacité d’arriver à la maturité physiologique la plus optimale de l’année. Il y a une hiérarchie dans tous les grands terroirs du monde, d’où sa reconnaissance dans le vignoble qui a poussé le plus loin cette philosophie, la Bourgogne, avec la distinction des Grands Crus, des Premiers Crus, des appellations Village et des appellations régionales. Tous les lieux ne se valent pas, et ce qui est vrai en Bourgogne est vrai partout, même dans le Bordelais où la marque « Château » a pris le pas sur la hiérarchie du terroir !
L’importance du matériel végétal est essentielle également. Il convient d’éviter les clones productifs, de privilégier la sélection massale, de choyer les vieilles vignes… Bien traitées les vignes font d’admirables centenaires ! Dans l’immense majorité des vignobles émergeants, et malheureusement dans nombre de vignobles européens de grande qualité, on a trop privilégié les clones, trop demandé à la vigne à coups d’engrais, de pesticides, d’herbicides, de fongicides et on est obligé de les arracher à quarante ans ou même plus jeunes, « alors que c’est à quarante ans qu’une vigne commence à être intéressante », comme aimait le dire Henri Jayer ! Bien sûr il convient d’être très attentif au choix du porte-greffe, et ne pas hésiter à entreprendre des recherches pour revenir à la vigne franche de pied, plus apte encore à traduire la complexité du terroir.
On ne souligne sans doute pas assez l’importance du millésime dans l’avènement de la qualité du tanin, sans doute parce que l’œnologie moderne entretient l’illusion qu’elle peut faire des merveilles dans les chais quelle que soit la qualité du raisin ! Plus le millésime a été favorable à l’éclosion d’une belle maturité des raisins, plus la qualité des tanins sera évidente, et plus le vin aura naturellement de la consistance. L’amateur éclairé conservera précieusement en cave des vins issus des millésimes exceptionnels – quelques-uns par siècle – et issus des grands millésimes – plusieurs dizaines par siècle. Il dégustera rapidement les vins issus des petits ou moyens millésimes. Quant aux bons millésimes, leur potentiel de garde, en grand terroir, est toujours largement d’une dizaine d’années. Bien sûr, en millésimes petits, moyens et simplement bons, on choisira les vins issus des meilleurs terroirs pour la garde (Grands Crus et Premiers Crus). En millésimes exceptionnels on pourra acheter sans problème des vins issus de terroirs modestes pour la garde, si on ne dispose pas suffisamment d’argent pour s’offrir Grands et Premiers Crus dont les prix auront tendance à s’envoler.
Sans l’homme, un grand terroir n’est qu’une espérance, et l’homme peut pervertir les grands terroirs avec les engrais, les pesticides, les herbicides, les fongicides, les anti-pourriture. Le travail de l’homme, tout au long du cycle végétatif et fructifère de la vigne est donc déterminant. En grand terroir, la viticulture de type biologique devrait être inscrite dans le cahier des charges, laissant aux plus motivés des vignerons le choix d’aller plus loin encore dans le respect du terroir avec la bio-dynamie. L’utilisation de la machine à vendanger, dans l’état actuel de sa technologie, devrait être bannie. Bien sûr, si on veut sortir de la philosophie du vin de terroir, tous les coups sont permis, mais c’est une autre histoire dont on constate aujourd’hui les impasses avec la mort de certaines terres, la vache folle, les algues perverties…
Exemples de consistance particulièrement marquée dans les vins :
Chambertin, Mazis-Chambertin, Clos de Tart, Bonnes Mares, Richebourg, Tâche… sont des climats naturellement très consistants. Chambertin est plus consistant que Ruchottes-Chambertin ou Chapelle-Chambertin ses voisins. D’une manière générale, les vins rouges de la Côte de Nuits sont plus consistants que ceux de la Côte de Beaune ou de la Côte Chalonnaise. En ces deux dernières des différences de consistance existent bien évidemment pour le bonheur de l’amateur, et certains climats de Givry ou de Mercurey ont un très grand potentiel de garde. Les grands climats de Volnay sont plus consistants que ceux de Pommard.
Les « Grands Crus » et « Premiers Crus », en Bourgogne, sont toujours plus consistants que les vins issus des appellations « Village » et, a fortiori, que ceux issus des appellations « Régionales ». Les meilleurs « climats » sont promis à un grand avenir, un siècle et plus en millésimes exceptionnels, et leur consistance est toujours présente, comme ces Richebourg et Clos-Vougeot 1865 qu’il m’a été donné de déguster en décembre 2006. Rappelons que les grands climats blancs de Bourgogne vieillissent aussi bien, comme ce Meursault-Charmes 1846 ou ce Montrachet 1864 dégustés, eux, le 22 octobre 2003.
En Loire, Clos du Bourg est toujours plus consistant que Poyeux sur Saumur-Champigny, Buisson Renard que Chailloux sur Pouilly, Grands Champs que Les Romains sur Sancerre. En terres bordelaises, Latour offrira une des plus belles consistances, tous vins confondus. En Alsace, les sols argilo-calcaire favorisent la grande consistance des vins tout en accentuant leur belle minéralité : Clos Windsbuhl, Hengst, Goldert… Le Clos Windsbuhl, très calcaire, dont on parlait déjà au 14ème siècle, convient aussi bien au riesling, qui lui offre une grande plénitude, qu’au pinot gris qui lui permet d’associer avec élégance puissance et minéralité. Hengst accueille avec bonheur le gewurztraminer pour un vin à la puissance alerte, à la texture déliée et à la fraîcheur exquise. Goldert, installé sur du calcaire oolithique, convient également parfaitement au gewurztraminer. Comme aime le dire Léonard Humbrecht, « le cépage est le prénom du vin, le terroir son nom de famille ». Cette belle phrase convient à merveille aux terroirs alsaciens qui offrent en leur sein une mosaïque incomparable de lieux-dits : terroirs granitiques et gneissiques, schisteux, volcano-sédimentaires, gréseux, calcaires, marno-calcaires, marno-calcaro-gréseux, calcaro-gréseux, marno-gréseux, argilo-marneux, colluviaux et de piedmont, alluviaux, de loess et de lehms…
- La souplesse du vin, son attaque élégante
La consistance d’un vin de terroir doit toujours se révéler avec souplesse en entrant en bouche, générant une attaque élégante. Martine Coutier, dans son Dictionnaire de la langue du vin (p. 386) énonce que « la souplesse qualifie un vin dont la consistance n’offre aucune aspérité et qui semble s’adapter à la bouche grâce à une acidité et une astringence modérées. » En 1845, W. Franck, dans son Traité sur les vins du Médoc (p. 177) écrivit : En se développant, les rouges de 1834 perdirent, en grande partie, le goût vicieux qui avait fait craindre pour leur réussite ; c’est incontestablement une de nos grandes années ; elle a réuni beaucoup de chaleur et de force, une souplesse et un agrément bien rare ». En 1869, J.-M. Duvault-Blochet, dans De la Vendange, évoque « la souplesse soyeuse qu’aiment tant les vrais gourmets ». L’année suivante, en 1870, Emile Féret, dans son Almanach du buveur (p. 67), déclarait : « C’est que les vins du Blayais et du Bourgeais (millésime 1868) ont parfaitement répondu aux espérances qui ont été fondées sur eux au début de la récolte. Ils présentent aujourd’hui une jolie couleur, une grande souplesse, un goût de fruit qui va en s’affirmant de jour en jour, une netteté de goût tout à fait exceptionnelles ».
Consistance et souplesse aiment à se conjuguer dans l’appréciation d’un authentique vin de terroir, ce qui a amené le rédacteur du dictionnaire Larousse, sans doute inspiré par les gourmets, à définir la souplesse comme « la flexibilité de la consistance ». Cette exquise sensation gustative est toujours la signature du grand vin issu de pratiques viticoles et œnologiques respectueuse de la nature. Tout ajout exogène lors de la vinification et de l’élevage d’un vin la pervertit !
Exemples de finesse particulièrement évidente dans les vins :
Romanée-Conti, Griottes-Chambertin, Ruchottes-Chambertin, Amoureuses (sur Chambolle), Iles des Vergelesses (sur Pernand), Grèves (sur Beaune), Genevrières (sur Meursault), Caillerets (sur Puligny), Les Chaponnières (sur Rully), Les Champs Martin (sur Mercurey), Clos du Cellier aux Moines (sur Givry), Les Coères (sur Montagny), La Fortune (sur Bouzeron) … donnent naturellement une sensation de grande souplesse en entrant en bouche. Les vins des grands terroirs de Pouilly-sur-Loire, en particulier ceux qui éclosent sur la butte de Saint-Andelain, entrent en bouche avec une grande souplesse qui permet à leur très belle minéralité de se déployer avec grâce. Clos Häuserer, en Alsace, qui accueille avec bonheur le riesling, grâce à son substrat marno-calcaire et ses belles argiles, enfante un vin qui entre en bouche avec une souplesse généreuse qui se marie parfaitement à une finale nerveuse et saline.
- La viscosité du vin, son onctuosité
Grande oubliée de l’analyse sensorielle, la viscosité est un critère incontournable pour apprécier un vin de terroir, un vin de « climat ». C’est pourtant un terme mis en circulation dès 1380 par Evrart de Conty dans ses Problèmes d’Aristote (XXIII, 27, p. 169) : « la viscosité et la unctuosité du vin doulx aident moult aussi (…) Car chose crasse et unctueuse noe volentiers de sa nature. » Cette qualité est conférée par les sucres, l’alcool et le glycérol, mais c’est la qualité des tanins qui génère en bouche une plus ou moins éclatante viscosité. Plus le climat amène naturellement son raisin à maturité physiologique optimale, plus la viscosité du vin qui en naît est radieuse. L’évocation des grandes huiles d’olives de terroirs nous fait bien comprendre ce que c’est que la viscosité, noble qualité de ce joyau agricole. Pressées dans la foulée de leur cueillette, les olives donnent naissance à une huile de grande et délicate viscosité. On en met alors sur table pour s’en régaler… mais également pour réactiver le palais quand on a dégusté de nombreux vins ! La centration sur la viscosité permet donc de percevoir la qualité du tanin du vin : rond, enrobé, délicat, gras, onctueux… ou dur, ferme, acerbe… Quand le vin est jeune, mais issu d’un grand terroir, on ressent la densité des tanins et très vite cette merveilleuse sensation huileuse. C’est parce que le grand vin de terroir a une belle viscosité que sa minéralité peut s’exprimer sans être dominante. On peut penser que la viscosité est le berceau de cette dernière, le tanin étant l’élément fondamental du grand vin de terroir.
Exemple de viscosité particulièrement marquée dans les vins :
Parmi les « climats » bourguignons qui génèrent une viscosité des plus immédiates et des plus onctueuses, mentionnons le Clos de Vougeot en ses meilleurs parcelles (Grand Maupertui, En Musigné)…, Mazoyères-Chambertin, Richemonne (Nuits-Saint-Georges), Clos des Epenots (Pommard), Clos des Santenots (Volnay)… En Sancerrois, le climat Grands Champs génère un vin à l’équilibre royal, d’une viscosité et d’une minéralité très racées. Heimbourg et Herrenweg en Alsace font pleinement découvrir à l’amateur la grande viscosité racée qu’on attend d’un grand vin de terroir.
En Loire, la Coulée de Serrant (sur Savennières) offre une bouche iodée et onctueuse, une des plus belles sensations de viscosité alerte, élégante, quand le vin accède à sa pleine maturité. Brézé, sur Saumur, associe une grande tension minérale à une exquise viscosité. En rouge, Cent Boisselées, sur Bourgueil, enfante régulièrement un vin gourmand, aux savoureux accents fruités associés à une belle viscosité. Belles sensations analogues, sur fond de minéralité différente, pour le Clos du Chêne Vert sur Chinon.
Le Clos Jebsal, avec son terroir marno-calcaire, son cépage pinot gris et son exposition plein sud, est « un terroir qui est foncièrement dans l’âme un terroir à liquoreux » aime à dire Olivier Humbrecht. Avec le vin qui en naît on accède à l’étonnante sensation de viscosité admirablement associée à une vivacité éclatante.
- La vivacité du vin, sa pétulance
La vivacité, (ou pétulance comme on disait jadis) est conférée par l’acidité naturelle du vin, fruit des subtiles transformations fermentaires dont la fameuse fermentation malo-lactique réalisée en fûts de chênes à grains fins. On parle également de nervosité et de tension. En 1736, l’Abbé Tainturier, dans ses Remarques sur la culture des vignes de Beaune évoque « la vivacité, la pétulance des vins. » Un peu plus tôt, en 1728, L’abbé Arnoult, en parlant d’Alosse (Aloxe-Corton aujourd’hui), dans sa Dissertation sur la situation de Bourgogne (p. 39) rappelait que « ce petit village produit des vins d’une extrême délicatesse ; ils sont moins vifs que les précédents (vins de Beaune), mais d’un goût plus flatteur… » En 1822, A. Jullien, dans sa Topographie de tous les vignobles connus (p. 23) considérait que « vifs se dit des vins qui ont peu de moelleux sans être piquants ; ceux qui ont cette qualité sont légers et diurétiques. »
L’acidité, que l’on nomme plus volontiers vivacité en dégustant des vins, est le vecteur de sublimation de la minéralité naturelle des vins de terroirs. Elle entretient un rapport très subtil avec les sels minéraux qu’ils contiennent tous, avec une grande variabilité selon leur lieu de naissance. On appelle ce processus biochimique « phénomène de salification ». Grâce à lui, les sels minéraux vont se fondre harmonieusement en bouche avec les acides naturels du vin. Bien évidemment, réciproquement les acides auront un effet exhausteur sur la salinité. On comprend ainsi l’engouement des amateurs éclairés pour les vins de Didier Dagueneau en Loire et d’Olivier Humbrecht en Alsace, qui ont contribué à mettre le terme de minéralité sur le devant de la scène au 20ème siècle. En Bourgogne, à la même époque, c’est Nadine Gublin qui a mis sur orbite l’intérêt pour la minéralité, en popularisant le terme de « salinité ».
Olivier Humbrecht met en avant la qualité des acides plus que leur quantité. « Ce n’est pas tant la quantité de l’acide qui est structurante, mais sa qualité ou sa force. Dans les vins, l’acide tartrique (naturel il va de soi !) permet d’obtenir une belle texture, car il favorise une meilleure association avec les minéraux et augmente la sensation de salinité du vin. D’un acide vert et végétal (malique) on passe à un acide juteux qui fait saliver et ouvre l’appétit tout en exacerbant le fruit du vin… ce qui est quand même plus agréable ! »
C’est la vivacité donc, qui souligne la minéralité du vin, sa salinité. La fermentation alcoolique, suivie de la fermentation malolactique, opèrent de subtiles transformations qui vont assurer une vivacité racée au vin, laquelle cisèlera sa consistance tout en égayant sa texture. C’est la vivacité qui fait vivre le vin en bouche, qui le fait vibrer. Elle met bien sûr également en valeur la fraîcheur aromatique de tout grand vin de « climat » ou de lieu, ainsi que son style de minéralité.
Exemple de vivacité particulièrement marquée dans les vins !
En Bourgogne, les climats qui offrent les plus radieuses vivacités sont le Chambertin, le Clos de Bèze, le Mazis-Chambertin, le Clos des Lambrays, le Clos de Tart, les Bonnes Mares, au nord de la Côte, le Richebourg, le Cros-Parantoux, les Grands Echezeaux, les Vaucrains et les Saint-Georges en son centre, Les Rugiens et Le Clos des Chênes au sud, pour en citer quelques-uns. En blanc, Meursault 1er Cru Gennevrières ou Saint-Aubin 1er Cru En Remilly, s’imposent comme de prestigieux ambassadeurs. Schneckelsbourg, lieu-dit situé au cœur du Grand Cru Brand, offre une des plus belles salinités révélées par une vivacité racée d’Alsace. Clos du Bourg et Le Mont, sur Vouvray, offrent des vins à la vivacité éclatante sur fond de belle consistance.
- La texture du vin, son étoffe
Avant que le terme de texture ne s’impose comme un des descripteurs majeurs de la qualité d’un vin, Rabelais, en 1542, dans Gargantua, évoquait « un vin de tafetas » et Molière, en 1670, dans le Bourgeois Gentilhomme, « un vin à sève veloutée ». L’Abbé Tainturier, en 1763 et A. Jullien en 1816 employèrent souvent le terme de « soyeux ». Ces expressions, que l’on rassemble aujourd’hui sous le descripteur « texture », qualifiaient des vins remarquables, offrant de belles sensations d’intensité et de plénitude, des vins qui « ont de l’étoffe » !
La texture du vin, (son étoffe), dont parlait déjà Shakespeare quand il évoquait les grands vins de France et les nectars de Bourgogne, a été parfaitement mise en valeur à l’époque moderne par l’admirable Pierre Poupon qui nous a quitté en 2010, dans son beau livre Plaisirs de la dégustation (1988, p. 99) : « Le toucher passif, celui de l’ensemble des parois de la cavité buccale, collecte et recueille surtout des indications sur la texture du vin. Car, aussi surprenant que cela paraisse, il en est des vins comme des étoffes dont les aspects tactiles sont multiples et divers, agréables ou traumatisants. Il y a des vins lisses et des vins rugueux, des souples et des raides, des âpres et des veloutés. Ces impressions proviennent, comme pour les étoffes, de leur constitution physique. »
Martine Coutier et Jean-Pierre Marchand soulignent avec bonheur que « les sensations tactiles procurées par les éléments du vin sont définies en terme de texture. La texture traduit donc la qualité du toucher en bouche, qui va du lisse, soyeux… au rêche et au rugueux. Son expression fait souvent référence au toucher des étoffes (velouté…). C’est pourquoi on parle de grain du vin dont la qualité dépend essentiellement de celle des tanins ». (Petit Manuel du Goûteur de vin, p. 73)
La trame du tissu diffère, celle des vins également, selon la qualité des tanins, d’où la nécessité de permettre à ces derniers d’arriver à la maturité idéale selon les caractéristiques du millésime, maturité que l’on appelle aujourd’hui « phénolique » et « des peaux », qui se distingue de la maturité technologique des œnologues classiques (simplifiée, sucres et acidités).
Par ailleurs, plus le terroir est complexe, plus il a la capacité d’accéder au statut de « Grand Cru », plus les tanins de ses raisins accéderont à une maturité de grande qualité, toujours supérieure à celle des terroirs de moindre complexité, quel que soit le millésime. Ainsi le grain du vin pourra être grossier, anguleux ou rond, fin… avec toutes les nuances imaginables, comme c’est la règle pour les nobles étoffes !
Henri Jayer regrettait que certains vignerons, excellents viticulteurs et vinificateurs, négligeaient l’élevage de leurs vins. Dans les années 1960-1970, on avait souvent abandonné l’élevage en fût pour la cuve, plus facile à utiliser, même pour les grands terroirs. Or, comme le préconisait Henri Jayer, fidèle aux enseignements de la viticulture des 18ème et 19ème siècle (voir Dom Denise et Jules Lavalle), le temps de l’élevage est aussi important que le temps de la vinification. L’élevage doit se faire en fûts de chêne issus des meilleures forêts, l’assurance d’obtenir des bois à grains fins. Quand le « climat » le permet, le fût de bois neuf est toujours préférable au fût d’un, de deux ou de trois vins.
Aujourd’hui, nombre d’œnologues préconisent le contrôle des deuxièmes fermentations – fermentations malolactiques – par l’administration de levures et bactéries industrielles aux vins. Henri Jayer était bien sûr hostile à cette pratique qu’il voyait se généraliser un peu partout dans le monde ! La science, en découvrant ce processus, longtemps resté mystérieux, offrit aux œnologues et « winemakers » un champ d’application industrielle où ils s’engouffrèrent sans état d’âme ! Le processus pouvait être maîtrisé rapidement sans risques pour le devenir du vin…
Sylvain Pitiot, qui fréquenta Henri Jayer avec passion, préconise un processus de fermentation malolactique le plus lent possible. Pour cela, il installe ses fûts pour l’hiver dans le cellier, à une température d’environ 5° C pour commencer, température qui monte progressivement jusqu’à l’été. Les fûts sont ensuite descendus en cave où la température est constante… et le cellier est disponible pour accueillir le nouveau millésime ! Cette période d’élevage, essentielle, se déroule donc au rythme de la vie du vin, naturellement, sans adjonction de la moindre bactérie étrangère au lieu. « Cela permet au vin de puiser dans sa lie plus d’onctuosité et de suavité. Ici (au Clos de Tart) on n’aime pas que les choses se fassent rapidement. Le vin passe 18 mois en fûts neufs. On n’est pas pressé ! »
C’est l’élevage en fût qui va permettre à la texture naturelle du vin de se déployer, de s’affiner, de se tramer dans le respect de l’identité de chaque terroir. Le fût n’amène pas de nouveaux tanins. Par ses pores microscopiques il permet au vin de respirer tranquillement, de bénéficier d’une oxydation lente et ménagée. Le fût n’est pas une source de maquillage du vin, mais un berceau où sa texture s’affine, où les tanins naturels s’agencent à leur rythme pour magnifier les nobles caractères du terroir. Si les vins d’Henri Jayer sont encore si recherchés aujourd’hui, c’est d’abord pour leur texture incomparable respectant l’identité de chaque terroir : Echezeaux, Richebourg, Cros Parantoux… Le Richebourg 1959 dégusté de nos jours reste un chef d’œuvre !
Plus le lieu de naissance du vin (climat, canton, clos, enclos, lieu-dit…) est qualitatif, plus cette texture s’impose en bouche, générant ces délicates sensations de velouté, de soyeux, de taffetas… Leur toucher de bouche évoque les grandes étoffes : soie, velours, taffetas. La sensation de « soyeux » se distingue de celle de « velouté » ou de « taffetas », même si ce sont de subtiles différences. C’est dès l’attaque, première impression gustative dès le contact du vin dans la bouche, que la texture s’impose dans les vins issus des grands « climats ». C’est bien sûr quand les tannins se fondent, avec un harmonieux vieillissement, que le grand vin de « climat » s’impose avec une noble texture.
Exemple de vins dont la texture s’impose avec grande évidence :
En Bourgogne, la Romanée-Conti, qui a été domptée par les ans, est l’ambassadrice incontestée de cette superbe qualité. Après avoir dégusté une Romanée-Conti, Eric Orsenna de l’Académie Française s’exclama : « Et puis, brusquement, alors que vous croyiez avoir épuisé tous les plaisirs connus, vous arrive un miracle, une caresse, une douceur, le souffle d’un pétale de rose juste avant qu’elle ne fane. » Musigny, Amoureuses, Clos-Saint-Jacques, Richemone, Caillerets ou Vigne de l’Enfant Jésus jouent des coudes pour en être les dauphins ! Poyeux et Terres Chaudes sur Saumur Champigny ou Coteau de Noiré et Les Granges sur Chinon, La Mouline comme Hermitage en Vallée du Rhône, Cheval Blanc en Bordelais, en sont également de magnifiques chantres… En blanc Buisson Renard sur Pouilly-sur-Loire ou Les Pucelles sur Puligny-Montrachet relèvent parfaitement le défit ! Le Brand, Grand Cru d’Alsace, terroir d’élection pour le riesling, offre toujours une remarquable texture, très tendue.
- La minéralité du vin, sa signature
Contestée par nombre de personnes aujourd’hui, la minéralité est plébiscitée par d’autres comme le microbiologiste des sols Claude Bourguignon, ou le géologue Yves Hérody. Le célèbre vigneron alsacien Léonard Humbrecht en est le chantre le plus inspiré, le regretté Didier Dagueneau l’était également. Je suis, quant à moi, un chercheur impénitent de la minéralité des vins, même si je sais que la recherche scientifique n’a pas encore trouvé la molécule explicative ! Rappelons que ce n’est pas parce que la science n’a pas trouvé quelque chose que ce quelque chose n’existe pas ! Il m’est arrivé de reconnaître des « Vins de Terre » en Californie, des vins issus de parcelles spécifiques dotées de roche mère, parmi d’autres vins techniques, de cépage et de marque, grâce, en particulier, à ce descripteur ! Il est ainsi le descripteur majeur pour apprécier un vin de terroir.
C’est sans doute David Lefebvre, œnologue qui eut l’occasion de vinifier en France, Californie et Nouvelle Zélande, aujourd’hui journaliste pour de nombreuses publications professionnelles, qui a le plus travaillé sur le descripteur « minéralité ». Il le distingue des odeurs soufrées, de silex, de poudre à canon, des arômes brûlés, voire oxydés, de mine de crayon, de graphite ou encore d’encre, pour souligner la grande variabilité de ce descripteur, pour lequel aucun consensus n’a été trouvé ! Il rappelle que la minéralité n’a pas d’odeur, mais qu’elle se goûte. « Les composés minéraux n’ont pas d’odeur, par contre ils peuvent provoquer des réactions physico-chimiques comme le CO2. Pour une raison simple : les sels minéraux ne peuvent pas passer à l’état de gaz, ils sont 100 % solubles ou insolubilisés (ils forment des cristaux), mais ils ne passent pas dans l’air. En revanche, les composés organiques ont une odeur. » (Le Rouge et le Blanc, N° 100, 2010)
Son approche est essentielle, car elle a également une portée épistémologique évidente. Il rappelle, en effet, qu’il y a une chimie minérale et une chimie organique, et que seule cette dernière est enseignée et approfondie dans la préparation au Diplôme National d’Oenologue. On sait cependant depuis longtemps que le vin est très riche en minéraux, avec 85 % environ de ses constituants ! Il est toujours bon de rappeler qu’il contient beaucoup d’eau, composé minéral s’il en est, du gaz carbonique et des sels, « sans oublier les éléments à la charnière entre l’organique et le minéral qui sont les organo-minéraux. »
Le rappel scientifique est essentiel, car il met en relief qu’un composé minéral est par définition un composé stable dans le temps. « Le vin est donc fait d’éléments indécomposables et d’autres qui peuvent encore se décomposer. » Pourtant, comme le remarque David Lefebvre, « dans la référence majeure qu’est le Ribéreau-Gayon, riche de 3000 pages en deux tomes, on trouve seulement trois pages consacrées aux minéraux… » Il est donc normal que les œnologues officiels aient des difficultés pour s’intéresser à la minéralité des vins, tandis que les vignerons restés attachés à la production de vins de terroir l’ont intégrée sans problème dans leur appréciation. Olivier Humbrecht, un des chefs de file du réveil des terroirs, aime à rappeler que « la minéralité est primordiale pour la santé et l’équilibre de la vigne. La minéralité d’un vin sera donc la conséquence d’une viticulture de qualité ! Une bonne minéralité sera la signature d’un travail bien fait. Sans minéralité, il n’y a pas de personnalité et pas de signature d’un lieu. »
De surcroît, le chef de file de la critique internationale, Robert Parker, par ailleurs ami avec le plus célèbre œnologue contemporain, a fait de la concentration du vin liée à l’extrait sec, souvent enrichi en gomme arabique – nombre d’œnologues en conseillent jusqu’à 30 grammes par litre – son axe majeur d’appréciation des vins, vins qu’il « parkérise » quand il leur octroie un score de 90 sur 100 ou plus. Concentration et sucrosité consécutive à l’ajout de gomme arabique, sont ainsi les descripteurs de bouche majeurs de la critique contemporaine, le bréviaire des arômes la clé des descripteurs olfactifs.
Il était donc important que David Lefebvre, en chimiste et en œnologue qu’il a été, rappelle que l’extrait sec du vin, comme son alcool et son acidité, sont de la matière organique, qu’ils relèvent donc de la chimie organique, celle connue des œnologues. On comprend que ces derniers usent et abusent de la gomme arabique (et de bien d’autres adjuvants biochimiques) pour plaire à la critique moderne, majoritairement de philosophie « parkérienne ». On peut espérer que seul le tonneau des journalistes est enrichi au maximum de ce produit miracle, « bodybuildé » comme on dit souvent aujourd’hui, ce qui a pour conséquence d’augmenter artificiellement la suavité du vin, sa sucrosité, au détriment de sa minéralité, de sa salinité qui se trouvent de ce fait masquées.
« Et pourtant elle tourne » avait dit Galilée quand il renonça à la théorie de l’héliocentrisme (la terre tourne autour du soleil) pour éviter le bûcher ! « Et pourtant il y a de la minéralité dans les vins » clament les vignerons résistants aux sirènes du vin technique, ainsi que les amateurs et les critiques éclairés… Cela peut coûter cher à des vignerons « terroiristes » qui font d’exquis vins de terroir à la minéralité éclatante recherchés par les amateurs éclairés, mais qui ne plaisent pas aux critiques dominants. C’est le cas, par exemple, pour Ted Lemon (Littorai, Sonoma, Californie) qui fait sans doute les meilleurs vins américains actuels issus des cépages pinot et chardonnay plantés sur de véritables terroirs (« terres nobles »), mais qui a encore un peu de mal à les faire connaître. Tout amateur qui a dégusté ses vins devient heureusement un ambassadeur inconditionnel !
Excellente nouvelle pour les amateurs de vins de terroir, l’addition industrielle de minéraux dans les vins n’est pas pour demain, la question étant bien trop complexe comme la méditation sur la classification de Mendeleiev le suggère aux plus motivés des promoteurs de la minéralité. Il y a par ailleurs bien trop de filtres à prendre en compte pour « bricoler » la minéralité : le filtre des racines, le filtre des fermentations, les multiples remaniements biologiques et physiques… David Lefebvre peut alors affirmer haut et fort que « si l’on dessine des profils de la composition des vins au niveau qualitatif, il existe autant de salinités (minéralité) que de terroirs. On voit, par exemple, des teneurs variables en calcium qui vont de 10 à 200 milligrammes par litre ! »
On retrouve ainsi le grand débat culturel du 20ème siècle en matière de vin : choisit-on la voie complexe du terroir, réaffirmée par la demande de classement de la Côte bourguignonne au patrimoine mondial de l’UNESCO sous le libellé des « climats » du vignoble de Bourgogne, qui en sera le fer de lance, ou choisit-on la voie simplifiée du vin technique, de cépage et de marque avec l’adjonction d’un ou de plusieurs des 300 ajouts œnologiques modernes connus, gomme arabique en tête ?
La première voie a été ouverte par les moines bénédictins du 6ème siècle qui délimitèrent les terroirs avec leur science aristotélicienne, encore marquée par l’éthique. Ne cherchaient-ils pas, avec une rationalité avisée, à représenter le terroir dans le vin ? Les moines clunisiens qui les suivirent approfondirent ce choix, les moines cisterciens, à partir du 12ème siècle, l’imposèrent, Philippe le Hardi, le premier des Grands Ducs de Bourgogne, le confirmera. C’est d’ailleurs à cette époque que s’imposa le « tastevin », remarquable outil du gourmet-dégustateur, qui permet de reconnaître la minéralité originale de chaque « climat ». La légende du gourmet infaillible popularisera ce choix du primat de la minéralité et de son expression originale dans chaque « climat » ! Ce gourmet était si compétent que ses collègues jaloux le mirent à l’épreuve en faisant planter une vigne où, de mémoire humaine, jamais un cep n’avait été planté. Dégustant le vin plusieurs années plus tard, après quelques instants de doute, il déclara sans ambages :
- Désolé, Messieurs, mais ce vin n’existe pas !
Michel Serres, impressionné par cette histoire contée au Clos de Vougeot lors de son intronisation comme Chevalier du Tastevin, en fit une version moderne dans son superbe livre, Les Cinq Sens.
Pour cette vision du vin mise sur orbite par les moines bénédictins, la minéralité est le squelette du vin, sa colonne vertébrale, d’où les termes qui arrivent fréquemment dans la bouche des dégustateurs amoureux de cette dernière : « tension verticale », « verticalité », « redressement vertical », « spirale ascendante », « rectiligne », « vibration », « aérien », « pureté », « eau de roche », « cristallin », « salin », « iodé »… Jacques Lardière est sans doute le vinificateur contemporain le plus inspiré en la matière, faisant de la minéralité l’âme vibrante du vin, âme qui s’élève en une spirale ascendante sans fin… Certains émules grossissent cependant le trait quand ils parlent de « puissance tellurique » ou de « conduite spiralée » pour qualifier les vins qu’ils dégustent. Mais, avec le grand vin de terroir, on est également dans la poésie, dans le plaisir d’être… Pour notre survie l’eau suffit !
La deuxième voie, celle du vin technique, de cépage et de marque, a été ouverte par l’œnologie qui, comme toutes les sciences contemporaines, s’est organisée sur les principes de simplification et de disjonction. Elle a, à juste titre, distingué la chimie minérale et la chimie organique (principe de disjonction). Pour assurer son opérativité, l’œnologie n’a retenu que la chimie organique (principe de simplification), car cette dernière offre des interventions techniques et biochimiques faciles à mettre en œuvre par l’ajout de matières diverses et variées qui enrichissent l’extrait sec et qui favorisent la sucrosité, particulièrement appréciée par le consommateur américain éduqué, dès sa prime enfance, aux sodas tous plus sucrés les uns que les autres. Pour apprécier le vin technique de cépage, les oenologues ont inventé le verre dit « INAO » conçu pour maximiser en bouche la dimension organique du vin, tant dans son côté olfactif (les arômes) que du côté gustatif (la concentration).
On ne peut qu’espérer que des scientifiques s’intéressent demain à la chimie minérale pour comprendre le vin, mais cela les obligera à sortir de la logique de la disjonction et de la simplification prônée par les sciences officielles pour s’ouvrir à la pluridisciplinarité, en s’intéressant, en particulier, aux sciences du terroir et leur cortège de complexité. Heureusement, quelques chercheurs indépendants s’ouvrent de plus en plus à cette approche de la complexité dont Edgar Morin est un ambassadeur infatigable, dont René Dumont, le père de l’écologie, a été un précurseur ! En cancérologie comme en sciences sociales, de nouvelles approches inter et pluri- disciplinaires s’esquissent. Souhaitons qu’il en soit de même en œnologie.
En créant l’analyse sensorielle, l’œnologie triomphante ne pouvait que valoriser le nez, organe très sensible, bien plus sensible que le goût, mais incapable de distinguer les arômes naturels des arômes artificiels. L’industrie des parfums, synonyme d’industrie de luxe, avait ouvert la voie, l’analyse sensorielle des œnologues n’avait plus qu’à s’y engouffrer… en la simplifiant. Rien de plus facile que de produire des levures et des arômes de synthèse ! La voie du vin de type agro-alimentaire était lancée.
Quoi qu’il en soit, les vins de terroir existent encore et les amateurs éclairés du monde entier les plébiscitent et se passionnent pour leur minéralité. Difficile à apprécier elle peut être approchée en mettant en bouche calcaire, marne ou argile. On s’aperçoit que ces trois éléments minéraux se goûtent différemment, même si cela n’est pas fameux à l’état brut ! Heureusement, cette minéralité s’atteste également par cette note subtile de poivre blanc que l’on peut ressentir en olfaction directe dans les vins de terroir, mais surtout en rétro-olfaction.
Expérience riche en émotion, la dégustation des vins de terroir révèle que certains d’entre eux génèrent une finale plus marquée par la sucrosité, que d’autres impriment une finale plus marquée par la salinité, ou la sensation iodée, mais tous révèlent de la minéralité. Bien sûr, la minéralité d’un vin n’est intéressante qu’à condition que ce dernier soit consistant, souple, d’une belle viscosité, qu’il possède une texture élégante, une vivacité vibrante, une longueur évidente, un fruité agréable, une myriade de nuances en rétro-olfaction ! Le vin initiatique est le Cros Parantoux remis en culture et replanté par Henri Jayer dans les années 1950 et revendiqué la première fois avec le millésime 1978 !
Exemple de vins affichant particulièrement leur minéralité
En Bourgogne, nombre de « climats » affichent fièrement leur promesses de minéralité : Clos de la Roche, Ruchottes, Perrières, Les Cras, Les Crais, Criots, Les Cailles, Les Caillerets, Les Chaillots, Sous Roche, Roichottes, Casse-Tête, Dents de Chien, Les Porrouts, Porusots, Lavières, Lavrottes, Grèves, Aux Gravains, Les Argillières, Les Marnées, Les Rugiens… Toutes ces dénominations toponymiques évoquent les coteaux pierreux de la Côte bourguignonne. Dans la Vallée du Rhône on trouve Les Pierres et Les Rocailles à Saint-Joseph. En Loire on rencontre les Cris, Les Chailloux…
Avec son incomparable diversité de terroirs, l’Alsace est le vignoble emblématique de la minéralité dans une diversité d’expression sans doute inégalable, car elle se révèle aussi différemment selon les cépages. Le Clos Saint-Urbain, cœur historique du Grand Cru Rangen de Thann, offre au gewurztraminer une étonnante capacité à dominer son expression variétale pour offrir une des plus belles minéralités qu’il est possible de ressentir en dégustation. Quant à son expression offerte par le riesling, elle confirme l’incroyable plasticité de ce cépage, « cette transparence par rapport au lieu d’origine. » (Olivier Humbrecht)
En Bordelais, avec l’intérêt grandissant pour les pratiques viticoles biodynamiques, on commence à trouver quelques vins offrant de grandes et savoureuses sensations de minéralité, le Domaine de l’A de Stéphane Derénoncourt et Château Lagarette d’Olympe et Yvon Minvielle, en sont les meilleurs ambassadeurs. Verra-t-on bientôt les noms de lieux-dits (« climats ») fièrement affichés sur les étiquettes bordelaises ?
- La longueur en bouche, un vin qui tient
Un grand vin de terroir « a de la longueur en bouche » comme l’exprime avec passion Hubert de Montille dans le film Mondovino. Il ne lui suffit pas d’être aromatique et tannique, avec un goût de bois prononcé, comme savent l’être les vins techniques, il faut que sa complexité s’actualise par une longue présence en bouche.
Une fois le vin avalé, quand il est en présence d’un grand vin, le dégustateur ressent une bouche nette, digeste, minérale. Si le vin présente une acidité trop importante par rapport à sa consistance et à sa texture, la finale sera trop marquée par la vivacité. Si les tanins du vin dégusté ne sont pas de grande qualité (faiblesse du terroir, manque de maturité…), la finale sera dite « séchante », « piquante », « dure », « amère »… Si le vin est trop alcoolisé et manque d’équilibre, la finale sera considérée comme « chaude », « brûlante »…
Quelques exemples de vins à la longueur impressionnante
Corton-Charlemagne et Montrachet rivalisent d’audace en Bourgogne pour enchanter nos palais indéfiniment. Hermitage, dans la Vallée du Nord, enfante toujours un vin à la longueur admirable, La Dame Brune et La Turque en Côte Rôtie, Les Lauves et Clos de Cuminaille à Saint-Joseph également. Les Monts Damnés de Chavignol, en Sancerrois, offrent une longueur minérale incomparable…
- La persistance aromatique
On appelle persistance aromatique la durée pendant laquelle le vin, une fois avalé – ou recraché en dégustation professionnelle – laisse percevoir les arômes de bouche grâce au processus de rétro-olfaction. En effet, une fois en bouche, le vin sollicite non seulement le palais, mais également la « tache jaune », organe de l’olfaction. On sait depuis l’Antiquité que les sens du goût et de l’odorat sont liés dans la cavité buccale. De ce fait, il est impossible de dissocier totalement ces deux organes ! On parle donc de « longueur en bouche » (sensation tactile) et de persistance aromatique (ressenti des odeurs par la voie rétro-nasale). Si les vins « courts en bouche » ne laissent guère de traces dans notre mémoire, ceux qui offrent une belle persistance d’arômes très agréables restent imprimés pour longtemps ! On dit aussi qu’ils font « la queue de paon », ce qui inclut à la fois la durée, la qualité, la complexité et la qualité des arômes. C’est avec une persistance de neuf secondes et plus que l’on ressent cette belle sensation. C’est l’apanage des Grands et Premiers Crus, tout particulièrement, quand ils ont atteint leur plénitude.
Plus un vin est long, plus sa persistance aromatique s’impose. On parle aussi de tenue en bouche, de finale, de sève, de « caudalies »… Tous les Grands Crus et Premiers Crus ont une grande persistance aromatique, accentuée encore par la qualité du millésime. Certains évoquent la réglisse, d’autres la griotte, d’autres encore la mûre ou la myrtille…, mais tous révèlent cette délicate note de poivre blanc, empreinte du terroir.
Quelques exemples de vins à très forte persistance aromatique
Le lieu-dit Rangen de Thann, en Alsace, est sans doute un des vins à la plus longue et harmonieuse persistance aromatique de l’hexagone. Buisson Renard, sur le vignoble de Pouilly-sur-Loire rivalise d’audace avec lui en la matière. Les Chaillées de l’Enfer comme Les Terrasses de l’Empire, sur Condrieu, offrent des finales exceptionnelles, vives et élancées. Bien sûr Montrachet, comme Perrières sur Meursault, s’imposent comme des « climats » qui offrent de somptueuses persistances aromatiques également.
- Le vin de terroir, ou l’art de bien vieillir
Un grand vin de terroir est fait pour durer, et toute sa complexité ne se décline et se déploie vraiment qu’après un long vieillissement, variable selon la qualité des millésimes. Ce sont bien sûr les terroirs classés Grands Crus et Premiers Crus qui sont promis au plus bel avenir. Il est des millésimes exceptionnels ou grands qui offrent à de tels vins la possibilité de vieillir un siècle et plus. En bons et moyens millésimes, l’espérance de vie est moins grande, mais on peut avoir d’heureuses surprises. Avec l’avancée en âge, la qualité initiale du millésime s’efface pour laisser le terroir s’imposer et oser sa noble originalité.
- Vive le vin de terroir. Sans le talent du vigneron, le plus grand des terroirs n’est qu’une espérance.
Plus on est en présence d’un grand terroir, plus l’ensemble de ces caractéristiques s’organise avec harmonie, grâce à la dextérité du vigneron, véritable chef d’orchestre pour qui tous ces descripteurs sont autant de notes à composer et à faire vibrer. Sans le talent du vigneron le plus grand des terroirs n’est qu’une espérance. Comme aimait le dire Henri Jayer, la vérité du vin est dans le verre. L’art de la dégustation était pour lui aussi important que l’exercice de la vinification et la conduite de la vigne. Véritable éducateur du goût, le vigneron doit être ouvert à tous les vins. Gourmet accompli, il est également amateur de bonne cuisine et ouvert à tout ce que la culture offre de bon à l’humanité.
C’est la diversité d’expression des vins de terroir qui réjouit l’amateur, cette diversité née de la multitude des lieux-dits soigneusement délimités et hiérarchisés, conjuguée à l’art de faire du vigneron et aux caractéristiques de l’année (millésime). De nos jours, en effet, les différents terroirs étant entre les mains de nombreux vignerons, ceux-ci impriment leur style, mais toujours dans le respect de l’originalité du « lieu-dit », du « climat ». C’était le credo de mes quatre regrettés amis, Henri Jayer, Philippe Engel, Denis Mortet et Didier Dagueneau.
Avec la belle sensation de viscosité générée en bouche par un vin de terroir, la souplesse et la consistance, associées à une vivacité naturelle et une minéralité racée, donnent à la texture du vin toute sa dimension. Un vin de terroir, qu’il soit blanc ou rouge, se doit d’offrir un toucher de bouche qui évoque la soie, le taffetas, le velours… Dès le temps du fût et de leur prime jeunesse en bouteille, les grands terroirs accouchés par les meilleurs vignerons, présentent une texture inégalable. Alors la longueur du vin qui découle de toutes ces qualités harmonieusement réunies va pouvoir révéler les subtils arômes du cru ainsi que son originale touche minérale !
Quand ouvrir la bouteille ?
Un savant physiologiste du 19ème siècle, P. Gaubert, par ailleurs amateur de vin éclairé, résuma parfaitement la vie du vin. « Si au bout de quelques semaines vous ouvrez la barrique qui le contient, vous le trouvez, il est vrai, dans une immobilité apparente. Mais ne vous en tenez pas à cette première impression, et vous constaterez que le vin, depuis sa naissance, qui date du moment de sa formation, jusqu’à sa vieillesse la plus avancée, présente une suite continue de transformations qui ont pour résultat :
1° – des modifications dans sa composition ;
2° – des différences dans sa couleur, sa saveur, son odeur ;
3° – qu’en outre, comme les autres corps vivants, il est sujet à des maladies, dont les unes sont passagères, de simples indispositions, et les autres le dénaturent pour toujours ;
4° – qu’enfin, après un espace de temps qui varie de une à deux années à un siècle et plus, il arrive à la mort naturelle, dépouillé, usé, ne laissant plus qu’un corps dénué de toutes ses propriétés caractéristiques. »
Qu’il est bon de lire les propos de ces savants du 19ème siècle pour qui le vin était un produit culturel à part entière, loin de nos lobbies contemporains qui font de ce dernier un simple produit alcoolisé, source de tous nos maux ! Soigneusement tiré, le vin est mis en fût, « envaissellé » comme on disait encore au 19ème siècle. Comme l’enfant dans son berceau, il y restera de 10 à 24 mois. On veillera à ce qu’il ne prenne ni trop froid, ni qu’il ait trop chaud. On le bichonnera, on s’émerveillera de son évolution. Il sera dégusté à la pipette pour suivre son évolution. Puis viendra son adolescence, ses premières années de bouteilles. « Il est bien jeune, mais quelles promesses, » s’exclamera l’amateur de vins jeunes. Quand les années auront dompté sa fougueuse jeunesse, que sa vigueur sera sculptée, que ses tanins se seront arrondis, que sa texture déployée sera veloutée, l’amateur ému murmurera : « quelle merveille ! » Puis viendra le temps de sa maturité, on en saisira alors toute sa génialité lors d’agapes en famille ou entre amis, en prenant tout son temps pour jouir de son infinie complexité. Et si le millésime le permet, s’il franchit allègrement le siècle en bouteille, l’amateur privilégié se mettra à genoux pour prendre toute la dimension d’une vieillesse à l’admirable sérénité…
Comme aimait le dire Henri Jayer, « un vin de terroir est bon dès sa jeunesse. Dès qu’il est mis en bouteille, l’amateur qui ne dispose pas de cave de vieillissement ou qui ne peut pas attendre pour le déguster, doit éprouver du plaisir à le boire. Si le vin n’est pas bon dans sa jeunesse, ce n’est pas le vieillissement qui le rendra agréable ! »
Indications bibliographiques
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