« La sélection clonale en Bourgogne: historique, avantages et inconvénients »

1 – HISTORIQUE

A. Le Pinot noir

Ce nom apparaît dans les textes pour la première fois en 1375. Il est fort probable que ce cépage ait occupé la Bourgogne bien avant cette date et qu’il soit le produit d’une lente évolution qui, par semis naturel ou par voie de mutation, aurait donné un type variétal nouveau. Ce type variétal s’est révélé d’une telle qualité qu’il a fait l’objet d’une dénomination particulière: PINOT NOIR. Une anecdote confirme cette qualité: en 1395, Philippe le Hardi, Duc de Bourgogne, décide que tout ce qui n’est pas du Pinot noir doit être arraché et replanté en Pinot noir, et que tout manquement à cette ordonnance sera sanctionné par pendaison. Sous le nom de Pinot noir coexistent de nombreux types variétaux dont la productivité peut varier de un à quatre.

Déjà, au cours des siècles derniers, les Bourguignons développent un certain nombre de sélections de Pinot noir, que l’on retrouve sous des dénominations différentes dans les ampélographies: le Pinot noir franc (très productif), le Pinot noir mauvais grain (insuffisamment productif), le Pinot noir de Pernand, le Pinot noir Liebault. Chacun de ces biotypes est ensuite multiplié pour générer une forme de sélection massale spécifique. Au fil du temps la sélection se poursuit et se précise, donnant des résultats très satisfaisants, jusqu’au jour dramatique où le phylloxéra fait son apparition dans le vignoble bourguignon. Commencent alors des replantations massives. Il y a urgence. Aussi ces replantations massives souffrent-elles d’un manque de tri des matières premières végétales. Dans les années 50-60, les replantations se font encore en totalité en sélection dite « massale ». Cette sélection se fonde uniquement sur l’état sanitaire apparent des souches ainsi que sur leur productivité. Dans cette période, deux paramètres nuisent à la qualité des vins:

  • Le choix des porte-greffe. Il y en a peu sur le marché; ils ne sont pas particulièrement qualitatifs et en général trop productifs.
  • Les conseillers agricoles poussent vers un usage immodéré des engrais chimiques et en particulier de la potasse qui va déséquilibrer les sols, et donc les vins. Finalement, le vigneron gagne mal sa vie car le vin se vend mal. Il essaie de pallier ce manque de revenus non par une qualité supérieure, mais par une sélection de plants productifs, espérant des rendements plus élevés.

B. Fondements de la recherche sur la sélection clonale

Vers le milieu des années 50, l’état sanitaire du vignoble bourguignon est catastrophique. La productivité du Pinot noir, et encore plus celle du Chardonnay, est extrêmement faible. Dans le pire des cas, les vignes de 12 à 15 ans ne produisent que 5 hl/ha, et le résultat est de faible qualité. On trouve dans une même parcelle des souches très productives, qui arrivent difficilement à 8 ou 9°, des souches stériles et des pieds peu chargés. Il est évident que cette situation est le fruit de nombreuses viroses qu’il est impossible d’éliminer lorsque la sélection des pieds n’est que visuelle. Il faut assainir le vignoble bourguignon. C’est pourquoi Raymond BERNARD, fraîchement arrivé à l’ONIVINS, se lance dans la recherche sur la sélection clonale (il avait en effet consacré ses études à l’ampélographie ainsi qu’à la sélection variétale et sanitaire de la vigne au laboratoire de viticulture de l’ENSA de Montpellier).

II – DEVELOPPEMENT DE LA SELECTION CLONALE

A/Méthode

La méthode est la suivante : Raymond BERNARD demande à certains vignerons, réputés rigoureux, soit de marquer les pieds de leurs vignes, comme ils le font déjà pour la sélection massale, soit de lui permettre d’agir seul. Après trois années d’observation des souches repérées pour juger du maintien de leurs qualités sanitaires et productives, il rejette nombre de ces pieds. Puis, il fait effectuer des tests sanitaires en laboratoire. Selon l’INRA, sur les 1000 à 1500 pieds marqués, seuls 2 ou 3 sont retenus. Lorsque le clone a passé cette première série d’épreuves, il est multiplié par 10 pieds dans une vigne dite « de comportement », où il côtoie d’autres clones greffés sur le même porte-greffe. On peut alors déjà juger de sa résistance au botrytis, de sa qualité et de sa productivité. S’il franchit cette deuxième série d’épreuves avec succès, il est multiplié par 200 pieds. On peut ainsi micro-vinifier le raisin obtenu afin d’évaluer le potentiel qualitatif du vin issu de ce clone. Au terme de ce long parcours (15 années), le clone arrive finalement sur le marché.

B. Le problème du porte-greffe

Nous avons aujourd’hui complètement oublié que très peu de porte-greffe étaient disponibles lorsque les recherches sur la sélection clonale débutèrent. À cette époque, le S04 est considéré comme la panacée à cause de son bon état sanitaire, mais je puis dire aujourd’hui que les meilleurs vignerons bourguignons n’envisageraient plus d’utiliser ce porte-greffe, qui s’est révélé d’une part fragile du pied, d’autre part beaucoup trop productif, du moins dans les premières années. Comme pour le cépage Pinot noir, l’état sanitaire des porte-greffe est désastreux dans les années 50. Les vignerons connaissent déjà les grandes qualités du 161-49C. Or, celui-ci est également virosé et souffre de thyllose. Les travaux de l’ONIVINS conduisent donc à sélectionner de nouveaux clones de ce porte-greffe, afin qu’il puisse être utilisé en Bourgogne et ailleurs. L’association Pinot noir1l61-49C a toujours été meilleure que celle du Pinot noir et du S04.

III – LA SELECTION CLONALE ET LE DOMAINE DUJAC

A. Justifications

Je me rends compte que tous les repiquages effectués dans les vieilles vignes de mon domaine virosent très rapidement et deviennent stériles. Un exemple: sur la parcelle d’Echeveaux achetée en très vieilles vignes en 1969, il manque presque la moitié des pieds. Je fais donc des repiquages. Dix ans plus tard, les jeunes pieds sont devenus stériles pour plus de 50% et les autres sont moribonds. Quant aux vieux pieds, ils continuent à mourir progressivement. Je rencontre Raymond BERNARD en 1975. Après avoir pris connaissances de ses recherches et visité le vignoble en sa compagnie, il me semble que l’utilisation des clones peut me permettre d’améliorer sérieusement la situation de mon vignoble, en acceptant provisoirement de courir le risque de vivre avec peu de clones. En effet, peu de clones sont disponibles à cette époque. Une chose m’attire en particulier dans le clone, en dehors de son absence initiale de virose, c’est sa maturité plus précoce (de 8 à 10 jours) : la Bourgogne étant à la limite septentrionale de production du Pinot noir, cela peut s’avérer très bénéfique pour la qualité de la vendange rentrée.

B. La mise en place

En 1977, Raymond BERNARD me propose de replanter une parcelle de Clos de la Roche d’un demi-hectare en clones qui sont encore en observation, et donc de participer à leur certification. Sur cette parcelle, je plante donc une dizaine de clones sur trois porte-greffe différents, à côté de sélections massales dites « standard », qui nous serviront de point de comparaison. Bien entendu, il est convenu que l’ONIVINS pourra à tout moment conduire toute recherche utile dans cette parcelle.

C. Premières conclusions

Lorsque la plantation de Clos de la Roche a 10 ans, nous commençons à faire des vinifications séparées des clones et de vignes de sélection massale. Je propose à mes amis de goûter les deux Clos de la Roche obtenus, côte à côte: la sélection massale, principalement à base de vieilles vignes, et la sélection clonale qui avait à l’époque 10 ans. Évidemment, cette comparaison favorise la sélection massale en vieilles vignes : pour une bonne comparaison, la sélection clonale devrait avoir le même âge que la sélection massale. Malgré tout, à l’aveugle, bon nombre de mes collègues préfèrent la sélection clonale et croient qu’il s’agit de la sélection massale. Cela m’encourage donc à continuer dans cette voie.

IV- LA SELECTION CLONALE ET LE DOMAINE DUJAC AUJOURD’HUI

A. Chaque année, de nouveaux clones arrivent sur le marché. Il y a, dans la collection bourguignonne actuelle, 250 à 300 clones en observation ou en cours de certification, mais seulement 10 à 15 clones réellement disponibles. Ce n’est pas encore assez, d’autant plus que nous éliminons ceux qui se révèlent trop productifs. Comme je l’ai dit, il faut beaucoup de temps pour obtenir un clone qualitatif. A la fin des années 70, les clones mis à la disposition des viticulteurs sont « généralistes », car ils sont destinés à convenir au plus grand nombre de situations possibles. Le clone 115, par exemple, convient aussi bien à des appellations régionales qu’à des appellations-village, mais il est trop productif pour des grands crus. Aujourd’hui, la sélection clonale continue à se préciser et à être plus ciblée. Les relations entre les viticulteurs, l’ONIVINS et l’ATYB doivent être étroites afin de définir des objectifs précis. Nous avons des clones (pas encore certifiés) dont les résultats nous plaisent, dans des vignes récemment replantées en Clos de la Roche. Très peu productifs (20-35 hl/ha), avec des petits grains et des peaux épaisses, ils conviennent à des grands crus, et difficilement aux appellations régionales, vu leur faible rendement.

Ayant persévéré dans cette voie, mon domaine a aujourd’hui été replanté à près de 80% en sélection clonale. Nous avons au Domaine DUJAC une vingtaine de clones en production. Certains clones ont été retirés du marché car ils présentaient des risques, en particulier le clone 123, susceptible d’enroulement. Cependant, nous avons constaté que ce clone avait aussi d’énormes qualités: il est peu productif, il a de petites grappes très riches en sucre et en tannins, et c’est un clone qui produit un vin de grande qualité. J’ai pris le risque d’en mettre un petit peu dans chaque parcelle. Nous avons très peu observé ce phénomène d’enroulement, c’est pourquoi nous continuons, à partir de greffons en provenance de nos vignes, à le multiplier. Evidemment, nous utilisons tous les clones qualitatifs à notre disposition. A titre d’information, dans les nouvelles plantations en Bourgogne, le taux de plantation des clones est voisin de 75% pour le Pinot noir, et de 85% pour le Chardonnay.

B. Problèmes rencontrés avec la sélection clonale

Avec la sélection clonale, les 10 000 pieds/ha sont productifs. Il est très facile d’arriver à des rendements trop élevés. Cela a conduit à des erreurs graves dans le passé. Certains vignerons mal informés et habitués à tailler de manière traditionnelle leurs vignes virosées n’ont pas modifié leur comportement avec des vignes de sélection clonale ; cette surproduction a entraîné dilution et perte d’identité du terroir. La sélection clonale exige donc une maîtrise de ce rendement. Nous avons mis en place plusieurs moyens pour y arriver. Le premier a été de modifier le système de taille et d’établir des tailles courtes sur les cordons de Royat : utilisation optimale du plan de palissage pour la meilleure synthèse chlorophyllienne possible, ébourgeonnage rigoureux en ne laissant que 6 à 8 bourgeons par pied. Deuxième moyen: l’adaptation des travaux du sol. De septembre à mai, le sol est enherbé avec du pâturin afin de limiter la vigueur et d’améliorer l’activité biologique de la vigne, tout en obligeant les racines à plonger plus profondément. De juin à août, nous labourons les sols maigres pour limiter une concurrence trop importante.

Enfin, nous pratiquons la vendange verte. Sur la base d’essais entrepris par plusieurs domaines, dont le Domaine DUJAC, nous avons observé qu’il y avait une date optimale à respecter afin d’éviter toute compensation de production par la souche: il s’agit du début de la véraison. Aussi faisons-nous tomber des raisins dans la première partie du mois d’août, afin de ne conserver que 6 ou 7 grappes par pied. Certains de nos collègues pensent qu’une taille rigoureuse peut suffire et ainsi remplacer la vendange verte. Le millésime 1999 a dû leur montrer que c’était une erreur. La sélection clonale ne peut donner de bons résultats que dans une conduite réfléchie du vignoble, qui se révèle fort exigeante en main d’œuvre. C’est là son point faible. Toutefois, si le domaine fait cet investissement, il arrivera à obtenir une maturité superbe, et je pense une amélioration qualitative sensible. De la même manière qu’il me paraît délicat de condamner la sélection clonale, il est impensable de condamner la (bonne) sélection massale. Les partisans des clones oublient trop souvent qu’on trouve des massales de Pinot fin qui donnent de grands vins – ils n’ont pas, toutefois, la garantie de bon état sanitaire qu’apportent les clones préalablement testés. Il y a aussi des massales de Pinots dits «betteraves», qui doivent disparaître de nos terres.

Pour finir, je vous propose en dégustation deux séries de deux vins: la première série présente des vins que j’ai élaborés, à savoir un Morey-Saint-Denis 1996 et un Chambolle-Musigny 1996. Ces deux vins proviennent de clones similaires, de vignes ayant, à 1 ou 2 ans près, le même âge; il y a environ 400 mètres entre le Morey-Saint-Denis et le Chambolle-Musigny; ils sont situés à la même altitude, le sol est travaillé de la même manière sur ces 2 parcelles, enfin, ces vins ont été vinifiés de la même manière. Ils sont pourtant bien différents à la dégustation, ce qui laisse à penser que le clone n’a pas supplanté le terroir. Pour la seconde série de vins, il s’agit de deux Channes Chambertin 1996. L’un provient de mon domaine, il est en sélection clonale de 18 ans; l’autre, d’une vigne de plus de 60 ans appartenant au domaine de mon ami Christophe ROUMIER. Dans les deux cas, la vinification a été très voisine, et je pense là encore que la sélection n’a pas changé le caractère du vin: on retrouve bien, pour les deux, le Charmes Chambertin.

Le terroir domine le cépage, ce qui accrédite la notion d’appellation d’origine. J’aurais tendance à croire que l’usage de levures sélectionnées pourrait influer davantage que la sélection clonale sur la perte d’identité du terroir. J’espère, par ces quelques commentaires, vous avoir aidés à comprendre pourquoi certains vignerons, dont je fais partie, se sont lancés dans la sélection clonale avec la volonté de produire la meilleure qualité possible. Cela ne veut pas dire que nous n’avons pas fait certaines erreurs, ni que nous n’en ferons pas d’autres à l’avenir, mais je puis vous assurer que ce sera toujours dans le but d’obtenir une qualité encore supérieure.