« Hypothèses sur le rôle du sol et de sa biologie dans la synthèse des arômes du vin »

Introduction :

Cinquante ans d’application, souvent excessive, d’engrais minéraux ont fait oublier aux viticulteurs les relations complexes et fondamentales qui lient le sol, les microbes du sol et la vigne. Le propos de cet article est de rappeler les bases fondamentales de la microbiologie du sol.

L’alimentation en cations de la vigne :

Les cations ont deux rôles dans l’alimentation de la vigne :

– Un rôle de charge électrique membranaire. C’est le cas des cations monoatomiques ou alcalins : H+, Li+, Na+, K+, Rb+ et Co+ (Mitchell, 1961). Ces cations, à part l’hydrogène, ne sont pas constitutifs des tissus de la vigne. En effet, il n’existe aucune molécule organique contenant du Lithium, du sodium, du potassium, du rubidium où du Césium. Ces cations servent uniquement à charger positivement les membranes cellulaires afin de pouvoir attirer puis absorber les anions synthétisés par les microbes, ou bien comme cofacteurs de certains enzymes.

– Un rôle de composition de tissus de la vigne. Ce sont 2 alcalinoterreux : Magnésium et Calcium qui peuvent être absorbés tel quels par les cellules racinaires à condition que leur concentration soit élevée dans le sol.

Dans le premier cas, celui des cations monoatomiques, il n’y a pas intervention des microbes pour les rendre assimilables par la vigne. Il n’existe aucun cycle biogéochimique de ces cations. Ceci est logique puisqu’ils ne participent pas à la constitution des plantes. Leur absorption est donc soumise à la loi physique de concentration. Ces cations sont stockés à l’intérieur du complexe argilo-humique. C’est ce que l’on appelle la C.E.C ou capacité d’échange en cations. Les argiles sont des cristaux en feuillets dont les surfaces sont négatives et attirent les cations qui viennent se loger entre les feuillets. Les humus sont aussi chargés négativement et retiennent les cations. En fonction de la qualité du complexe argilohumique (type d’argile et d’humus) celui-ci pourra donc contenir des quantités variables de cations. Ceux-ci seront libérés dans l’eau du sol en fonction de la Loi de concentration.

Pour charger positivement ses cellules, la vigne, comme toutes les plantes, envoie du sucre vers ses racines par la sève descendante, dite élaborée.

Le sucre sert à la synthèse de la molécule énergétique du monde du vivant : l’A.T.P. Avec cet A.T.P, les cellules racinaires vont attirer les cations (H+, Na+, et K+ en majorité) sur la membrane, chargeant celle-ci positivement (Higinbotham et al ,1970).

Au fur et à mesure que ces groupes prélèvent des cations dans l’eau du sol, le complexe argilo-humique va relarguer des cations sous l’influence de la Loi de concentration. Il faut voir ce mécanisme comme étant dynamique.

C’est à dire que la Loi de concentration a tendance à entrainer les cations membranaires vers l’eau du sol mais les pompes à A.T.P, qui sont constamment alimentées par la sève élaborée, attirent à nouveau ces cations sur la membrane racinaire, assurant à celle-ci une charge globale, nécessaire, à l’absorption des nutriments.

Les cations monoatomiques ne participent pas à la synthèse des arômes du vin puisqu’ils ne sont pas constitutifs. Par contre ils ont une influence sur la salinité du vin. Les travaux de Vignon et al. ont montré que des teneurs supérieures à 10 mg / litre de cations comme le sodium ou le potassium donnaient une sensation salée lorsqu’ils étaient associés à un anion comme le chlore. Or ces cations peuvent être abondants dans le vin si le sol en est naturellement riche (sols salés d’Australie ou excès d’apport de chlorure de potasse à la plantation. De plus, ces cations, à une dose supérieure à 10mg/litre changent certaines des perceptions des autres saveurs primaires, comme l’amère ou l’astringence. Ainsi le sodium baisse la perception d’amertume. Celui-ci peut être abondant dans les sols dolomitiques d’Italie. Il est intéressant de constater que les italiens apprécient l’amer ce qui n’est pas le cas des Français, or la France a très peu de sols magnésiens.

L’alimentation en nutriments de la vigne :

Une fois que ses membranes sont chargées positivement grâce à la force électrique créée par la sève élaborée et les pompes à A.T.P, la vigne est capable d’absorber des anions, c’est à dire des charges négatives.

En effet, dans l’eau du sol, tous les échanges ioniques sont sous l’influence de la Loi de concentration qui impose une égalité des ions à l’extérieur et à l’intérieur des cellules racinaires. Or le nitrate (NO3), le phosphate (PO4), le sulfate (SO4), etc. sont très rares dans l’eau du sol ; les cellules racinaires devraient donc être pauvres en ces éléments et les vignes devraient mourir de faim.

Pour se nourrir, la vigne crée une force électrique (charges membranaires) qui s’oppose à la Loi de concentration et qui permet l’accumulation d’éléments, comme le nitrate, dans la cellule racinaire.

On comprend alors que la vigne ne peut absorber que des éléments négatifs (anions) qui puissent être attirés électriquement par la membrane positive des cellules racinaires. Or ce sont les microbes du sol : Bactéries, Actinomycètes et Champignons qui synthétisent les formes négatives des nutriments absorbables par la vigne.

Pour rendre un élément ionique, donc soluble dans l’eau et anionique, c’est à dire négatif, pour être attiré par la membrane positive des cellules racinaires, les microbes utilisent deux voies biochimiques : l’oxydation et la chélation.

– L’oxydation microbienne :

Trois éléments sont solubles dans l’eau à l’état d’oxydes : l’azote sous forme nitrate (NO3) ; le soufre sous forme sulfate (SO4) et le phosphore sous forme de phosphate (PO4). L’azote du sol est stocké dans la matière organique. Il est d’abord minéralisé par de très nombreux microbes en ammonium (NH4+) puis oxydé en nitrite (NO2) par le genre Nitrosomonas et enfin oxydé en nitrate par le genre Nitrobacter. Ce nitrate (NO3) est attiré par la membrane positive et des transporteurs spécifiques lui font traverser la membrane.

Le souffre, lui, est oxydé par les sulfobactéries en sulfate (SO4), soit à partir des formes minérales du soufre : H2O et S, soit à partir des formes organiques contenues dans l’humus.

Le phosphore est libéré sous forme de phosphate (PO4), par des champignons du type Penicillium où des bactéries (Pseudomonas, Bacillus) à partir des formes minérales (phosphate de calcium, de fer ou d’aluminium) (Stewart et al, 1982) ou récupéré tel quel dans le complexe argilo-humique par des mycorhizes (Bardgett, 2005).

– La chélation microbienne :

Tous les autres nutriments du sol sont précipités à l’état oxyde. C’est le cas par exemple du fer qui est précipité en FeO3 ou Fe(OH) 2 et qui donne les couleurs rouges ou jaunes aux sols. Pour ces éléments, les microbes utilisent la voie de la chélation. Pour cela, ils chélatent le nutriment à l’aide d’un acide organique qu’ils synthétisent, ou par méthylation (Dolfing et al, 1995). Ils chélatent par exemple le fer en succinate de fer ou tartrate de fer ou citrate de fer (Weinberg, 1977). Les Pseudomonas utilisent des sidérophores (hydroxamates) pour solubiliser le fer pour la vigne. Ces réactions de chélation utilisent des acides organiques dont les fonctions R-C-O-O sont négatives, donc attirées par la membrane positive racinaire. C’est à ce niveau de l’oxydation ou de la chélation microbienne qu’intervient le rôle du sol et de sa biologie sur la synthèse des arômes du vin

Dans les critiques sur le rôle du sol dans les expressions du vin, on entend couramment les arguments suivants :

– Le sol ne peut pas avoir de rôle dans les arômes du vin puisque ces derniers sont des composés carbonés et que le carbone vient de la photosynthèse et non du sol. Ce type d’argument n’est pas valide scientifiquement car il ignore l’une des bases fondamentale de la physiologie : dans les organismes vivants, les synthèses sont effectuées par des enzymes. Or ces derniers sont des protéines à cofacteur métallique et tous les métaux ainsi que l’azote viennent du sol (Summers et al, 1978).

– L’enracinement profond ne sert qu’à absorber de l’eau. Cet argument va à l’encontre de tout ce qui est connu en physiologie racinaire. En effet, il n’y a aucune différence de métabolisme de l’absorption de la base à l’extrémité d’une racine. Lorsque la vigne envoie ses sucres par la sève descendante, elle ne les localise pas à la base des racines, il n’existe pas de valvules ou de systèmes de fermeture de la sève élaborée dans le phloème (Guinochet, 1965). Ceci est confirmé par 2 faits :

  • Le principe des herbicides systémiques est basé sur le fait qu’ils suivent le phloème et vont détruire tout le système racinaire
  • Les expériences de Ghorbal et al, 1978, montrent que les résultats de concentration en potassium dans les racines faits sur des compartiments racinaires ou sur des broyats de racines complètes étaient parfaitement concordants.

De plus la sève brute circule rapidement de bas en haut à des vitesses allant de quelques mètres/heure à 100 m/heure lors de transpiration intense (Lafon et al, 1988), et on ne voit comment à ces vitesses, elle pourrait ne remonter que l’eau en profondeur et des minéraux en surface.

On peut aussi objecter que l’activité biologique est surtout intense dans les 10 premiers centimètres du sol et qu’elle est faible en profondeur. Ceci est lié au fait qu’en profondeur l’activité biologique est localisée le long des galeries de la faune du sol et le long des racines dans la zone dite rhizosphérique (Sorensen, 1997). Dans ces 2 zones elle est aussi intense qu’en surface.

Les enzymes, agents de synthèses biochimiques :

« Les enzymes constituent la classe de protéines à la fois la plus vaste et la plus spécialisée. Ils représentent l’instrument primaire direct de l’expression de l’action du gène puisqu’ils catalysent des milliers de réactions chimiques qui constituent le métabolisme intermédiaire des cellules », Lehninger, 1972.

L’un des aspects importants des enzymes est leur capacité d’effectuer des réactions complexes de métabolisme ou de synthèse à température ordinaire. Par exemple, la nitrogénase des Rhizobium est capable d’ouvrir la triple de liaison de la molécule d’azote et de faire 2 ammoniums, alors que pour produire cette réaction l’homme met l’azote sous forte pression et l’élève à forte température. Pour effectuer ces réactions à basse température les enzymes sont associés soit à des cofacteurs métalliques soit à des coenzymes contenant du souffre, du phosphore, du cobalt etc. L’ensemble enzyme plus cofacteur ou coenzyme s’appelle holoenzyme.

Les cofacteurs et les coenzymes :

Les biochimistes ont isolé des milliers d’enzymes et ont étudié les cofacteurs et les coenzymes. Les principaux métaux utilisés comme cofacteur pour faciliter les réactions biochimiques sont résumés dans un tableau suivant :

CofacteursEnzymes
NomsSymboles
PotassiumK+Pyruvate-phosphokinase
SodiumNa+ATPase membranaire
ZincZn++Anhydrase carbonique
Alcool déshydrogénase
Carboxypeptidase
Enzymes de la synthèse de l’ADN
MagnésiumMg ++Phosphohydrolases
Phosphotransferases
Chlorophylle
ManganèseMn++Arginase
Enzymes de la photosynthèse
FerFe++ ou Fe+++Cytochromes
Peroxydases
Catalases
Ferrédoxine
CuivreCu+Enzymes de la photosynthèse
Tyrosinase
Cytochromes oxydases
MolybdèneMoNitrogénase
Nitrate réductase
Sulfite oxydase
DMSO- TMAO
NikelNiHydrogénase
Uréases
SéléniumSeDéshydrogénase

Tableau n°1 : Exemple de métaux présents comme cofacteurs dans certains coenzymes d’après Lehninger, 1972.

Des cofacteurs à Tungstène (W) et Vanadium (V) ont été isolés sur des enzymes bactériens mais pas encore chez des plantes, où leur mise en évidence est plus difficile.

Les coenzymes comme le N.A.D sont des complexes organiques associant amine, sucre et des groupes phosphates. Beaucoup de coenzymes sont des vitamines comme la vitamine B12 qui contient du cobalt, élément provenant du sol.

Un manque de connaissances dans les chaines enzymatiques :

Si les biochimistes ont isolé des milliers d’enzymes, nous ne connaissons pas encore toutes les enzymes participant à tous les cycles biochimiques. Les biochimistes se sont d’abord intéressés, et c’est normal, aux enzymes participant aux grands cycles biochimiques comme la chaine respiratoire ou l’hélice de Lynen.

Nous sommes encore loin de connaître tous les enzymes qui participent à la synthèse des arômes mais nous savons que sans ces enzymes aucun arôme ne peut être synthétisé par la vigne. En effet, au cours de la maturation du raisin, nous savons que le fruit contient d’abord des acides non volatils. Ces acides ont été synthétisés par des enzymes. Puis les raisins contiendront un peu de substances aromatiques provenant des combinaisons acides – alcool – faites par des enzymes ; ce sont des esters. Contrairement à d’autres fruits très aromatiques (pommes, melon, abricot), le raisin contient peu d’acide et d’alcool mais il est très riche en sucres. Ceux-ci seront transformés en alcool par les enzymes des levures qui se combineront avec les acides des raisins pour donner un bouquet qui n’existait pas dans le raisin de départ. Mais toutes ces substances ont été synthétisées par les enzymes du raisin, puis ceux des levures.

Et tous ces enzymes contiennent des cofacteurs métalliques qui viennent du sol. Dans la situation des connaissances actuelles, l’hypothèse que l’équipe du LAMS émet depuis 20 ans reste valide. Cette hypothèse stipule que tous les métaux, tout l’azote et tout le phosphore qui entrent dans la composition des enzymes viennent du sol et qu’en conséquence, tous les arômes synthétisés par la vigne dépendent de la teneur de chaque sol en ces métaux, en azote ou en phosphore. Jusqu’à preuve du contraire, on peut donc émettre l’hypothèse que le rôle du sol dans le goût des vins provient du fait que chaque sol possède une teneur en métaux qui lui est propre.

Lorsque nous connaitrons, par exemple, les enzymes à manganèse participant à la synthèse de tel ou tel arôme, nous pourrons apporter une explication au fait que le vin de Morgon, qui provient de vignes poussant sur granit très riche en manganèse, « morgonne » selon l’expression des vignerons. Cette hypothèse n’exclut bien sûr pas le rôle des autres facteurs du Terroir que sont le climat ou la topographie.

En effet, la photosynthèse qui produit les sucres qui sont à l’origine de toutes les molécules présentes dans les vins (arômes, acides, tannins, etc.) dépend de ces facteurs. La taille et la forme de la canopée sont aussi fondamentales. Tous ces facteurs se combinent avec le sol et la géologie pour donner le goût de Terroir aux vins.

Graphiques illustrant l’article

Figure 1: Comparaison des teneurs en éléments principaux (mg/kg) entre trois parcelles de vigne, issues d’une même région viticole, cultivées et vinifiées par le même vigneron, avec un encépagement identique, situées sur trois appellations différentes et donnant trois vins bien distincts.

Figure 2: Comparaison des teneurs en oligo-éléments (mg/kg) entre trois parcelles de vigne, issues d’une même région viticole, cultivées et vinifiées par le même vigneron, avec un encépagement identique et situées sur trois appellations différentes, donnant trois vins bien distincts.

Conclusion :

La vigne s’alimente donc de façon active dans l’eau du sol, ce qui lui permet d’absorber les cations mono atomiques. Ceux-ci servent à la fois à charger la membrane racinaire positivement et à libérer des saveurs salines lorsque les sols sont riches en sodium, ou en potassium. Ces ions sont des exhausteurs des sensations minérales du magnésium et du calcium. Cette absorption de cations permet à la vigne d’absorber les anions (oxydes ou chélats) synthétisés par les microbes or tous ces anions : nitrate, sulfate, phosphate et métaux vont servir de cofacteur aux enzymes qui vont synthétiser les arômes.

Les vignes sont même capables de dialoguer avec les microbes du sol à l’aide des exsudats racinaires. Ceux-ci stimulent la multiplication et l’activité des microbes qui oxydent ou chélatent les nutriments. Lorsque l’on crée des carences chez les plantes, celles-ci augmentent très vite leurs exsudats (Calkmak et al ,1988), et si on prend ces exsudats et qu’on les met dans un sol, on voit se multiplier les microbes qui chélatent l’élément dont la plante est carencée (Timonin, 1946).

Ces mécanismes subtils permettent d’apporter aussi une explication sur l’homogénéisation des goûts des vins depuis 30 ans. En effet, les excès d’engrais et de pesticides, ainsi que l’utilisation de matériel trop lourd et les défonçages profonds aboutissent à deux phénomènes :

  • Une baisse de l’activité biologique des sols, donc une baisse des teneurs en éléments et oligoéléments assimilables dans les sols.
  • Une morphologie racinaire à dominance horizontale et une mortalité des racines profondes. Cette morphologie entraine une forte vigueur des vignes et la formation de grapasses peu qualitatives car nourries par les engrais et non par le sous-sol où se trouvent les oligoéléments propres aux Terroirs.

Ces deux phénomènes aboutissent à une perte de complexité des vins, à une perte de leur identité à leur Terroir, nécessitant de plus en plus d’interventions importantes au chai pour maintenir la qualité des vins.

C’est la raison pour laquelle l’équipe du LAMS insiste depuis 20 ans sur l’importance d’avoir un sol en bon état biologique de la surface en profondeur, afin d’avoir des vins dont le goût leur est conféré par leur Terroir.