« Le vin n’est pas passé par moi en vain »
Ayant passé ma vie à raconter ce que font les autres, me voici à parler à la première personne. J’aime bavarder à table comme plusieurs d’entre vous le savent déjà. En revanche, je ne suis pas homme de tribus ni moins encore de tribunes. Veuillez donc supporter ma présumée mauvaise prestation. Et lisez-moi: je m’améliore à l’écrit. Mais commençons par le commencement. Je me définis souvent comme étranger professionnel, avec cette nuance: natif d’un pays vinicole, je n’ai que rarement vécu dans des pays non vinicoles. Et peut-être pour cela, question de vin, je n’ai d’autre chauvinisme que celui de mon goût. Bien sûr il y a et l’histoire et les mythes. Haut Brion, Yquem ou Dom Pérignon, par exemple, sont là depuis des siècles, servis dans l’imaginaire du monde entier par un œcuménique maître d’autel.
Mais petit à petit, du Jerez au vin de Constance, du Tokay au Vega Sicilia, cet imaginaire, très monté sur l’étiquette, est devenu un bien commun, quoique pas pour le commun des mortels. Depuis, mes voyages en ballon m’ont permis par exemple des nuances chauvines: il n’y aurait de grands blancs que français. Et en assumant cela je ne pense pas seulement à l’aristocratie bourguignonne, mais plutôt à l’ensemble qui permet de trouver les différentes expressions des chenins, sémillons ou muscats, traduites dans toutes les langues et patois de la France, toujours avec les caractéristiques d’un vin à manger; un vin qui n’est pas de table, mais à table. Et justement par cette loi du sol, on devient intraitable devant tout ersatz. Et l’on refuse même les voyages de cabotage des raisins.
Par exemple, quand le merlot bordelais remplace le Carignan, qui perd ainsi 43% de ses surfaces dans le Languedoc Roussillon; Ou bien, toujours en France, quand l’implantation du Cabernet Sauvignon progresse de 44% et celle de la Syrah de 88% ! Depuis 1992, date de la publication de son «Toutes hontes bues « , je cite Florence Mothe: « Je dirai haut et fort, écrit-elle, que la vigne ne se transporte pas à la semelle de ses souliers, elle pousse et prospère où l’alchimie du sol l’enracine et nulle part ailleurs ». Et d’ajouter: « Le terroir est la première des richesses et l’unique nécessité ». Ceci dit: comment concilier tant d’intégrisme et la réalité? Les cépages bordelais implantés avant le phylloxéra en Argentine ou au Chili sont-ils des transfuges ou des survivants? Et les cabernets sauvignons et autres merlots, enracinés dans la Ribera del Duero pour faire face aux défaillances phylloxériques et du bordelais et de La Rioja ? Le Tempranillo devenu tinta dei pais depuis plus d’un siècle dans la Ribera del Duero, est-il autochtone maintenant?
Une superstition citadine et contemporaine s’invente une campagne immuable, des traditions de toujours. Pour les réfuter, il nous suffit de méditer que l’on vient juste de fêter le premier siècle du tracteur, ou bien que dans ce si proche et si lointain 1902 qui voit arriver le « cheval mécanique », 80% de la population habitait la campagne, le pourcentage s’étant carrément inversé maintenant. Et puis, pour ce qui est des traditions de table, je répète souvent que si l’on enlève les arrivages américains, dont le passage à travers l’Espagne a pris deux ou trois siècles, après la découverte de l’Amérique, avant de s’implanter partout, adieu aux canards gras gavés au maïs, aux gratins dauphinois et autres cassoulets. Adieu aussi à la fleur de courgette de Maximin, à la purée de pommes de terre de Robuchon, à la soupe de potiron de Paul Bocuse. Adieu aux tomates à la provençale et aux piments d’Espelette. Des fins de repas noircies par la disparition du cacao, donc, et parce qu’il n’y a pas de fumée sans feu, adieu même au cigare.
Dans la splendeur bordelaise des années Parker, il est presque impossible d’imaginer comment et pourquoi aujourd’hui le si réputé Château Lynch-Bages a échoué dans le panier d’un jardinier. Simplement parce que « du début du siècle, se souvient Florence Mothe en parlant du XXème, et jusqu’au milieu de celui-ci, l’élevage était l’activité essentielle de la Gironde et non la viticulture comme on pourrait le croire ». Et cependant, ouvrier agricole ou maître, le vigneron a été de tout temps un agriculteur autre. Même aujourd’hui quand en France, avec à peine 17% des exploitations et 3% de terres agricoles, la viticulture contribue pour près de 5 milliard d’euros à l’excédent agroalimentaire français, le secteur ne perçoit qu’une toute petite part des subventions versées aux agriculteurs. « Il y a là, écrivait le journal Le Monde, le 14 novembre dernier, de quoi conforter dans la profession le sentiment de constituer un monde à part, qui n’est pas représenté par les syndicats agricoles traditionnels ».
Admettons en revanche que les vignerons sont plus souvent sur le devant de la rampe que, pour ne pas les nommer, les producteurs de laitues ou de haricots. Et d’après le même journal on trouve dans la viticulture française à la fois les revenus les plus élevés, pour les crus d’appellation, et les plus faibles (les vins de table) de toute l’agriculture ». Au delà, donc, un paysage vaste comme les questions qu’il suscite, peuplé de plus en plus par des vins rouges issus d’une poignée de cépages, qui se reproduisent partout. Là se joue aujourd’hui et à l’échelle du monde une guerre de goût qui a toujours existé. Sauf que jusque là elle était plutôt la chose des Etats Majors, la centrale d’achats s’étant déplacée maintenant de Londres à New York. Et qu’il n’y avait d’autres vins que les français, à l’époque, parfois il est vrai médicalement assistés par des vins d’ailleurs.
Aujourd’hui il s’agit plutôt d’une vaste légion étrangère. Qu’on le veuille ou non, nous, les correspondants de guerre, nous sommes obligés de voir rouge: les vins rouges étant aujourd’hui, comme la langue d’Esope, la pire et la meilleure des choses. Nuance, à nouveau. On dit qu’il faut être à l’endroit précis et au moment juste. Par les hasards de la naissance et par la volonté des voyages, j’ai pu assister en direct aux bouleversements du dernier quart de siècle, peut être le plus important pour les vins en Occident, depuis les années phylloxéra de la fin du XIXème. Le XXème est pour le vin un siècle d’étiquette, bien sûr, et celui de la « mise en bouteille au château ». Mais il est aussi le premier où la consommation cessa d’être nourricière ou hygiénique, le vin étant jusque là une boisson plus saine que l’eau, plus civilisée disons, pour devenir d’abord un achat plaisir, et aussi luxe, pour les collectionneurs et, petit à petit, la clé d’un choix de plus en plus vaste qui, pour nous situer en Europe, commencera par réveiller des AOC qui s’ignoraient, pour en inventer même. Et qui finalement prendra le monde entier par table de dégustation.
Mes jours de vin et de roses – jamais des rosés -, commencèrent justement dans ce que l’oenologiquement correct appelle le Nouveau Monde, mais qui de l’Argentine à l’Afrique du Sud, pour une grande partie, cultive la vigne depuis au moins quatre siècles. Dans les années 60 du siècle précédent, il n’y avait dans ce monde autre chose que des lunaires de qualité, plus homogènes au Chili, par exemple. Mais si l’on parle la main dans le verre, il n’y avait pas non plus, dans le dit Vieux Monde, une qualité généralisée. Plutôt le contraire. La France parle de mai 68 comme d’un cataclysme universel en ignorant que de la même façon que la Révolution américaine précéda celle de France, il y a eu avant mai 68 le Swinging London, avec les Beatles et les Rolling Stones, mais aussi Mary Quant et la mini jupe. Et il y a eu Berkeley, avec l’homme unidimensionnel de Marcuse. Sans oublier les premiers doutes sur la qualité de moyen ou de média du message.
Et peu après, les prémisses militaires, comme d’habitude, de ce qui deviendra la Toile. De même la cybernétique affûtée dans les nids de mitrailleuses des B52 américains de la Deuxième Guerre deviendra ordinateurs et compagnie. Mais le plus important: peut-être pour la première fois de l’Histoire, la multiplication, autant dans le sens littéral que dans le figuré, ne va pas impliquer nécessairement une perte de qualité. Sans tout cela, et sans la transformation profonde que va vivre la France des années 1970, il n’y aurait eu de nouvelle cuisine ni non plus de nouvelle sommellerie, une œnologie nouvelle. Jean-Robert Pitte note comme un clin d’œil, dans Gastronomie Française (Fayard, 1991): » Un bon dîner, c’est la chose rare aujourd’hui. La gastronomie est comme la poésie : elle est en décadence complète ». Plainte tellement actuelle qu’elle a été publiée dans le Courrier de Paris, le 27 mars 1858. Et Pitte de préciser: » on ne peut oublier que, jusqu’à une époque récente, même si les femmes passaient un certain temps à cuisiner, la plupart des Français consommaient une nourriture à peine suffisante et peu variée: peu ou pas de viande, de la soupe au chou, des pommes de terre, du pain rassis, de l’eau, souvent douteuse, plus ou moins mêlée d’un vin médiocre, peu d’aliments vitaminés pendant six mois de l’année « . Allez parler à ces malheureux du respect des saisons !
Nourriture naturelle, certes, écrit Pitte, mais saine jusqu’à un certain point seulement. Conserver du porc salé ou fumé n’est pas une opération évidente en toutes saisons, tout comme les pommes de terre qui germent et les céréales ou les légumes qui moisissent si facilement. « Sans doute mangeait-on un peu mieux à la ville, mais les ouvriers devaient se contenter du contenu d’une gamelle, réchauffée comme ils pouvaient et avalée sur le pouce. Quant aux cantines scolaires ou d’entreprises, il fallait avoir très faim pour les fréquenter! » Sans vouloir en aucune manière absoudre les pratiques actuelles, on se rappellera que, dans les années 1960, une grande partie des poulets avaient le goût de la farine de poisson avec laquelle on les nourrissait, que le veau était presque systématiquement aux hormones, que le poisson de mer n’était à peu près frais qu’à Paris, que les produits laitiers étaient instables, qu’il fallait courir loin pour trouver des crèmes glacées acceptables.
Et pour ce qui nous réunit ici, d’y ajouter : »Se souvient-on également de ce qu’était le vin pour l’immense majorité des Français? De l’aramon du Languedoc renforcé avec du 14° d’Algérie! Enfin, dans les restaurants, l’état des cuisines était le plus souvent repoussant; les cuisiniers s’y détruisaient la santé, tout comme les habitués que l’on gavait de plats surcuits (ce qui évitait les intoxications), noyés d’espagnoles montées au beurre ». Voici moins d’un mois, en interviewant Monsieur Jean-Jacques Guillois, aujourd’hui directeur des restaurants de la Maison de Danemark à Paris, je me suis plongé une fois de plus dans un passé plus qu’imparfait, perfectionné petit à petit par des hommes de métier. C’est à dire comme Monsieur Guillois, justement, inscrit pour toujours dans le tableau d’honneur des chefs historiques pour avoir cuisiné le premier saumon à l’unilatérale de l’Histoire. Ainsi d’autres chefs de la nouvelle cuisine française, capables de récupérer une agriculture du small is beautiful juste quand l’Europe en général et la France en particulier plongeait dans la culture intensive, les pesticides, les hormones et les fertilisants.
Et, en même temps, aussi courageux, comme pour contribuer aux premiers balbutiements d’une industrie qui pour la première fois croyait que quantité et qualité pouvaient ne pas être opposées. Comme si cela ne suffisait pas, les mêmes chefs se sont intéressés au vin, parfois presque contre le plat, comme dans le cas de l’apôtre Senderens. Hasard ou nécessité, les vignobles s’ouvrent pour la première fois d’une façon franche et régulière aux sommeliers, forcés jusque-là et cela dans les meilleures maisons, à former leur palais avec les fonds de bouteilles et même des verres. La passion étant contagieuse, et les stages et les concours une branche de la restauration, nouveaux vins et produits de choix, techniques nouvelles et technologie industrielle plus respectueuse de la gastronomie, se sont répandues en Occident. Peut-être pour la première fois de l’Histoire, donc, des agriculteurs, des vignerons, des œnologues, des chefs, des sommeliers, des maîtres fromagers et autres professionnels des métiers de bouche, en nombre, d’ailleurs, se sont mis à marcher ensemble dans une même direction, celle de la qualité.
J’exagère? Il est vrai que dans l’exemple de la bouteille à demi vide ou à demi pleine, un exemple bien à propos ici et maintenant, j’ai toujours tendance à la voir à demi pleine, quitte à en acheter une autre. Mais malgré les discours catastrophistes, les faits sont têtus: autant dans la taille des jeunes que dans la longévité des vieux, on voit un changement qualitatif dans la quantité. Peut être que réussir un vin exceptionnel est aujourd’hui aussi difficile qu’il l’a toujours été. En revanche, ne pas rater son vin serait devenu plus facile. Comme tous les changements, celui-ci a bousculé aussi bien des idées reçues. Par exemple, des filets de poissons blanchis, bien cuits, couverts d’une sauce épaisse, avec son blanc de Bourgogne, des viandes également saucées, pour le rouge bordelais, ont composé pendant un bon moment le jeu basique du sommelier de grand restaurant. Mais devant la cuisine dite moderne, là ou la même assiette va présenter le cru et le cuit, la mer et la terre, une sauce à côté, le sommelier peut devenir Hamlet.
Surtout parce que maintenant sa carte peut contenir une bonne partie des presque 500 AOC françaises et quelques uns des vins du monde. Plus encore: aujourd’hui et au sujet du vin, deux cultures coexistent. On peut se risquer à un certain réductionnisme et les définir par deux mots, anciens et modernes. Mais dans le cas du grand vin il y a encore plus: un objet buvable non identifié, le vin qui a dépassé 30 voire 40 ans, mais qui pour être vivant n’est plus le représentant de son millésime et cependant est la représentation d’un vin venu d’ailleurs. En d’autres termes, impossible de récupérer dans son verre l’époque et le contexte, même s’il s’agit du seul produit alimentaire qui résiste au pas du temps. Cela nous mène à une autre réalité, trop souvent ignorée. Comme il y a des ruraux et des citadins il y a aussi un vin de ville et un vin des champs. Le deuxième est une culture dans le plus large sens du mot. Mais cette culture là devient un culte en ville, dans les restaurants, à travers les soins des amateurs, des cavistes, des sommeliers…
Moi, comme tant d’autres, je suis venu au vin grâce au rêve. Et il faut admettre que le rêve, comme le restaurant lui-même, est plutôt une création urbaine. Plus encore s’il n’existe pas un Haut Brion des carottes c’est simplement parce que le vin a eu la chance d’avoir une littérature. (Et Poil de Carotte n’est pas un traité agricole). La part de rêve ne vient pas seulement de la terre, ne vient pas exclusivement de la vinification, tellement importante, mais aussi tellement conditionnée par les goûts, le commerce, les modes. Des Saint Julien du XVlIème siècle fortifié par les vins d’Alicante jusqu’aux Formules 1 d’aujourd’hui, tous en concentration et matière, le vin occupe toujours un monde à part, aussi magique, aussi fragile, aussi capricieux que celui que règle les modes alimentaires. Mais, les exceptions confirmant la règle, aucun topinambour, aucune pomme de terre soit-elle une ratte n’a jamais eu volé la vedette aux grands vins.
Sans l’existence révérencielle des menhirs, une Romanée Conti, des Château Grillet, un Vega Sicilia, comment comprendre les vins d’aujourd’hui à mille euros la bouteille, c’est à dire plus chers en origine que 95% des menus des plus grands restaurants? Peut-être en partie parce qu’un autre 5 décembre, c’est à dire comme ce jour d’aujourd’ hui mais en 1766, Mister James Christie organisa une première vente à Londres; et décida d’y inclure des vins. Comme cela, les vins deviennent des unités de valeur. Dorénavant on parlera des millésimes, des prix de référence. Et le vin deviendra un liquide à ne pas boire, puisqu’il promet des liquidités. Les vins gardés dans une cave ne sont plus donc des produits agricoles que la prudence conseille de stocker pour prévenir les famines, mais des lingots, des bons du trésor.
Quel rapport donc avec l’agriculture? On a parlé suffisamment de valeur ajoutée. Il y a toujours de la poésie là quand on enlève même l’utilité de ce vin (qu’il soit toujours en état d’être bu par exemple) au moment de lui fixer un prix? A ce moment-là, le vin a échappé au triste sort des matières premières, tellement primaires, et cela est advenu grâce à une conjonction de faits de civilisation qui s’appellent bouteille, étiquette, cave, restaurant, sommelier, chroniqueur, surtout littérature. Imaginons donc une carotte dans une boite à l’hygrométrie contrôlée, avec son étiquette et la date de mise en boîte, l’origine et le nom du cultivateur, la spéculation qui s’ensuit. Pour ce qui touche au vin je peux me définir plutôt par tout ce que je ne suis pas. Je ne suis pas vigneron, je ne suis pas œnologue, je ne suis pas sommelier. Et je ne suis même pas un chroniqueur de vin, du moins si l’on entend par cela un juge au palais plus affûté que l’ordinateur capable non seulement d’en déceler les vertus et les défauts présents dans la coupe, au bout d’une bouchée, mais aussi de prophétiser le futur dudit vin.
Serais-je, donc, moi, l’auteur malgré tout de centaines de chroniques, un œnophile chronique? Un journaliste plutôt et toujours, ce curieux-là qui s’occupe aussi et pourquoi pas du vin, tout en essayant de se préoccuper du consommateur que nous sommes tous. Personnellement je ne crois pas aux petits vins de tous les jours simplement parce que tous les jours j’aime boire des grands vins, même s’ils ne sont pas ruineux. Pour grand vin j’entend donc ce que je trouve dans mon verre au delà du prestige et du prix, des valeurs toujours métaphysiques; un vin dont l’apogée objective coïncide avec mon goût subjectif. Une seule certitude enfin: je suis journaliste parce que j’avais en moi la curiosité des autres, donnée basique, et une certaine soif de connaissances. Disons que, en grande partie grâce à plusieurs d’entre vous, j’ai pu épancher des soifs bien plus concrètes.