«Vin et culture»
Mesdames, Messieurs,
Je suis très honoré de m’adresser à vous aujourd’hui, membres de l’Académie Internationale du Vin, et je vous remercie vivement de m’avoir donné cette occasion. Je me trouve aujourd’hui parmi vous en tant que membre suppléant de l’Académie Internationale du Vin, et je réalise ainsi l’un des rêves que j’avais déjà quand, enfant, le frère de ma grand-mère, le fabricant de vin de la famille, m’initiait aux secrets de la production du vin. Depuis ce temps, le vin a toujours été pour moi d’importance primordiale. En dehors de mes études universitaires en œnologie, mon apprentissage auprès de Madame Stavroula Kourakou Dragonas, Président honoraire de l’Organisation Internationale de la Vigne et du Vin, a profondément marqué ma vie. Ma présentation aujourd’hui aura comme but de stimuler votre intérêt, afin que nous puisions concevoir le vin dans sa dimension sociale actuelle et aider, dans la mesure du possible, à ce qu’il retrouve la place qui lui revient parmi les activités culturelles et économiques de l’homme.
Mais commençons par le début, en précisant le sens de certaines notions pour que nous puissions parler le même langage, Je considère que la civilisation est en somme le comportement de l’homme face à son prochain, à sa profession, face à la société dans laquelle il vit. Un tel comportement permet d’améliorer son éducation, son statut professionnel et économique et ses activités sociales. L’abondance qu’apporte le progrès, qui a sa base dans la culture, influence par la suite l’évolution de la culture. Dans l’histoire de l’homme, on voit toujours des empires qui se construisent pour s’écrouler par la suite, et qui marquent notre histoire, en utilisant les richesses accumulées pour développer leur propre civilisation.
Chacune des civilisations avait ses propres caractéristiques et ses propres valeurs qui les différenciaient les unes des autres. Toutes avaient un dénominateur commun, celui-ci étant leur vigueur économique. Je ne voudrais pas vous fatiguer avec des évocations du passé. Je soulignerai seulement qu’au moment de l’apogée de l’époque de la Grèce classique, le dieu Dionysos tenait une place prépondérante parmi les dieux de l’Olympe, et le vin fut le produit caractéristique de la civilisation grecque. L’empire Romain a aussi gardé cette caractéristique.
Au cours des siècles et sous la domination de la religion chrétienne, on voit que le vin est moins apprécié. La religion chrétienne n’a pas de Saint protecteur des vignes. Le vin est considéré comme un produit de pêcheur, métaphysique, un reste du paganisme. Mais d’autre part, le vin est le sang de Jésus Christ, utilisé pour la communion sainte, et Jésus Christ apparaît dans des icônes byzantines en tant que vigne et dit dans les écritures saintes «c’est moi la vigne».
Malgré tout, le vin reste dans la conscience des peuples comme un produit indispensable, avec des qualités nutritives essentielles et une puissance qui libère l’âme et l’esprit. Dans le monde Musulman, on assiste à peu près au même phénomène, où la religion interdit la consommation du vin, plus ou moins strictement selon la secte, mais où il y a des hymnes au vin, des poèmes d’Omar Kayam et des promesses de plaisirs dans la vie après la mort, où la consommation du vin est sous-entendue. Les plaisirs de cette vie après la mort ont lieu dans de beaux jardins où la vigne est la culture principale. Je pense que ces récits, avec leurs contradictions et la double substance du vin, bonne/mauvaise, appartiennent au domaine de la philosophie.
Je retiendrai seulement mon observation, à savoir que le vin à travers les siècles caractérise peu ou plus la vie quotidienne, surtout chez les peuples habitant autour du bassin méditerranéen, et ce pour deux raisons principales: un bien qui nourrit et un moyen d’éloigner le chagrin. Aujourd’hui nous vivons dans l’ère de l’empire américain. Après la deuxième guerre mondiale et le rétrécissement de l’empire britannique, les caractéristiques de la civilisation américaine s’imposent et orientent notre vie. Surtout après la chute du modèle communiste, nous avons une invasion de la civilisation américaine ou, si vous préférez, de la civilisation occidentale.
Ce que je voudrais souligner ici, c’est que je ne sous-entends pas que le capitalisme de type américain l’ait emporté sur le communisme. Ce n’est pas du tout le thème de cette présentation. Ce que je veux dire, c’est qu’un comportement que je définis comme étant la culture américaine domine notre vie. La mondialisation des marchés, le nivellement des produits, des classes sociales, des valeurs, l’amour des chiffres, la solitude, sont quelques-unes des caractéristiques de cette civilisation américaine. Et cette civilisation ne compte pas le vin parmi ses valeurs. Le vin n’a pas de qualités nutritives, et les boissons alcoolisées sont les compagnes de la solitude et chassent le chagrin de l’homme occidental.
Après la deuxième moitié de notre siècle, et la domination du prototype américain, les liens traditionnels de l’homme avec le vin sont rompus. L’homme de la société contemporaine civilisée, avec son haut niveau de vie et l’abondance de l’information qui lui est offerte par les médias, a sacrifié le plaisir de la consommation de vin lors d’un repas entre amis à la consommation hâtive du whisky et de la vodka au bar, comme faisant partie d’un divertissement de type moderne controversé. Mais essayons de regarder cet homme de plus près. Il est bombardé quotidiennement de millions de messages dans lesquels il se perd et il s’égare dans une multitude de propositions et d’informations. Il est insécurisé, victime de ce phénomène mondial. Et en plus il est opprimé par l’hystérie anti-alcool des Anglo-Saxons. Bombardé de messages publicitaires qui le poussent à consommer des liquides, de boire sans faire la distinction entre le coca-cola, la bière, le whisky ou le vin.
L’aspect économique de la vie et la publicité l’ont entièrement désorienté. En plus, la vitesse de la vie moderne nous a conduits à boire n’importe quoi et en vitesse. Le vin est considéré comme un produit de consommation de plus et perd son impact sur l’âme, la «psyché» humaine. En même temps, l’apparition des géants multinationaux, des empires modernes des boissons rafraîchissantes ou des eaux minérales, assistés par des techniques de ventes agressives, les campagnes anti- alcool et l’impuissance des producteurs de vins à protéger leurs produits sur les marchés internationaux, ont provoqué la baisse de la consommation du vin à l’échelle mondiale et ont agi de façon à ce que le vin ne soit considéré que comme un produit de consommation de plus.
Il est clair que le vin s’éloigne de notre table en tant que produit nutritif ou accompagnateur de repas et tend, spécialement dans les pays non producteurs de vin qui déterminent le style de vie du monde occidental, à devenir un produit de luxe exotique. Désespéré, le consommateur régulier de vin se plie aux indications des «connaisseurs» et cherche dans le vin des arômes de banane, tout en ayant peur de l’alcool contenu dans son verre. Il est bien entendu que je fais ici allusion à des cas extrêmes. Je parlerai sur ce point, d’une part des nouvelles habitudes de consommation des pays qui ne produisent pas de vin, qui n’ont pas de tradition dans ce domaine, mais qui sont des consommateurs riches, comme l’Angleterre, les pays Scandinaves et les U.S.A., et d’autre part des nouvelles habitudes de consommation des pays producteurs de vin, où l’envahissement d’autres boissons tend à tout dominer. Dans ces pays, le vin tend à devenir un symbole de statut social pour le consommateur et ce style figure partout.
On pourrait discuter pendant des heures, en analysant et critiquant les caractéristiques de la civilisation dominante de nos jours. Mais notre sujet est le vin et sa relation avec la civilisation. Je vous prie de me permettre de faire ici une parenthèse pour parler de la situation dans mon pays. J’ai eu la grande chance de vivre et de participer activement aux changements intervenus dans le secteur de la production des vins en Grèce, durant les vingt dernières années. J’essaierai d’en faire un très bref historique. Comme je l’ai déjà mentionné, pendant des siècles le vin a marqué la vie économique des Grecs et du bassin Méditerranéen en général, et il a été intimement lié à la vie de tous les jours et aux habitudes alimentaires.
Depuis le 19ème siècle, la révolution industrielle et la naissance d’un Etat grec indépendant, ont abouti à la dépendance économique du pays, aux intérêts économiques et commerciaux des grandes puissances. L’Espagne, le Portugal, l’Italie et la France, grands pays producteurs de vins, ont eu la chance d’être loin de l’empire Ottoman et de pouvoir valoriser ainsi leurs vins, non seulement comme une de leurs richesses agricoles mais aussi comme une marque de leur culture, ce qui a permis l’évolution des types de vins produits et des procédures de consommation. La Grèce demeure cependant un producteur et fournisseur anonyme de ce produit dans les grands centres de consommation.
Les guerres, le phylloxera, et de nouveau des guerres et des époques de soumission, accompagnées d’un manque de confiance et de respect en soi, nous mènent aux débuts des années 70 dans une nouvelle ère, où le vin est entre les mains des grands négociants, qui sont incapables de promouvoir le vin grec d’appellation sur les grands marchés internationaux où le changement est continu. Au début de cette nouvelle décennie en Grèce, nous entrons dans la période des nouvelles législations, concernant les appellations d’origine, fort justement mises en place en vue de notre intégration dans la Communauté Européenne.
Nous assistons aussi au début d’un mouvement syndical, à l’élargissement du marché des vins en bouteilles, et à une aisance économique. Nous arrivons ainsi aux années 90. Déjà les résultats du changement sont visibles. Le nombre des grandes sociétés vendant des vins en vrac diminue, pour ainsi dire disparaît, les grandes sociétés vendant des vins de grande consommation en bouteilles sont déstabilisées, et des petits producteurs de vin, sans grande tradition mais produisant des vins de qualité, apparaissent. Ils font monter le niveau de la qualité des vins grecs, alimentent la concurrence et réussissent à restructurer le secteur vitivinicole du pays.
Au niveau mondial nous avons l’image suivante:
Les pays qui, par tradition, produisaient des vins, et dans lesquels la production du vin et sa consommation ont suivi un cours évolutif constant, sont aujourd’hui mis à l’épreuve par les changements survenus dans le mode de vie et connaissent ainsi une tendance à la baisse. Dans les pays qui ne produisent pas de vins (Europe du Nord) nous assistons à une tendance à la hausse de la consommation, mais le vin chez eux prend valeur de signe de statut social. Dans les nouveaux pays, les USA, l’Australie, l’Amérique du Sud, l’Afrique du Sud, le vin est encore considéré comme un produit de consommation de plus. Ils appliquent pour les vins qu’ils produisent des méthodes technologiques nouvelles, comme par exemple mettre dans les vins des copeaux de bois pour les aromatiser et obtenir le goût désiré, et dans la commercialisation des vins on applique des méthodes de marketing agressif, ayant la même approche que celle utilisée pour tous les autres produits de grande consommation.
Mais dans tous les cas, ce qui est en vigueur c’est « moins, mais de meilleure qualité». Essayons maintenant de jeter un coup d’œil sur le nouvel environnement qui est en cours de transformation. Nous assistons à la mondialisation du marché qui crée une incertitude et une insécurité, puisque nous sentons que nous ne faisons pas partie de l’évolution qui est en train de se produire. Un mouvement frénétique non seulement physique mais spirituel est nécessaire pour suivre les évolutions rapides de la technologie, condition indispensable à la survie. Bombardement d’informations pour des produits et services, très souvent excessifs et inutiles. Un climat d’anxiété et d’insécurité quant à l’environnement, la stabilité sociale et le nouvel ordre des choses. Dans un tel climat le vin essaie de trouver son chemin. Je pense que le consommateur du vin fait ainsi un effort désespéré pour retrouver ses racines, sa sécurité.
La liaison étroite qui lie l’homme à la terre est un des facteurs qui déterminent ses choix de vie. Le vin est un produit lié à la terre. Ce produit, indice de culture à d’autres époques, essaie de survivre aujourd’hui dans un nouveau milieu peu amical. Notre devoir, en tant qu’hommes du vin, serait de voir les choses clairement en se basant sur ce que je viens de dire. Le vin n’est pas un des principaux éléments de la civilisation américaine qui domine notre vie quotidienne. Il ne pourrait donc pas redevenir ce qu’il a été. Nous devons trouver des nouvelles méthodes pour l’intégrer dans son nouvel environnement et cette recherche ne pourrait et ne devrait pas se contenter de l’amélioration seulement de la qualité des vins, ni des changements de la législation, ou même encore des promotions publicitaires collectives. D’autre part, je pense que le développement des cépages indigènes, ou des caractéristiques et particularités d’une production précise que le terroir donnent aux vins, finit à long terme par faire du vin un produit pittoresque de tradition populaire et un signe de notre héritage culturel.
Nous devons rechercher des moyens pour intégrer le vin aux besoins du consommateur qui vit dans un environnement tel que celui que je décris plus haut. Dans les textes du Traité de l’Union Européenne, on mentionne que l’Union « offre sa contribution à la promotion de la culture des Etats membres, tout en respectant leur diversité régionale et nationale, en proposant en même temps l’héritage culturel commun ». Comment voulez-vous qu’avec une définition si technocratique, nous puissions inclure le vin dans l’héritage culturel commun des Suédois et des Grecs. Pour les premiers, le vin est un produit «exotique», pour les autres un cadeau des dieux. Comme le dit Braudel dans son œuvre « Civilisation Matérielle » le Sud regarde avec un certain sarcasme ces buveurs du Nord, qui ne savent pas boire et vident leurs verres d’un seul coup.
J’ai eu la chance de participer à plusieurs commissions internationales ou à des organisations du vin, soit comme représentant de mon pays, soit comme personnalité du monde vitivinicole, et nous avons toujours discuté des sujets ayant pour but la survie du vin. Je vais faire mention de deux d’entre eux qui à mon avis pourraient être le pivot de nos efforts: Vin et Santé: il est prouvé par les scientifiques qu’une consommation modérée, et spécialement de vin rouge, a une multitude d’effets positifs sur la santé du corps, de l’esprit et de l’âme.
Jeunes amis du vin : un effort pour créer des groupes de jeunes qui pourraient introduire dans leur vie quotidienne, une consommation modérée du vin, en utilisant ses facultés psycho-libératrices, pour un meilleur équilibre de leur état psychique. Ces efforts sont en bon chemin. Lentement mais de façon stable, la conception du vin comme un produit «bon» pour l’homme, gagne du terrain. Le vin est en train de devenir un nouveau type de produit, justement parce que notre société est la scène de changements colossaux. A mon avis cette phase de perpétuels changements durera plusieurs années et son développement sera influencé non seulement par la nouvelle conception des producteurs mais par celle des consommateurs. Je crois que nous autres, hommes du vin, devons plus que jamais faire face d’une façon commune aux problèmes et aux difficultés auxquels notre produit est confronté dans ce monde nouveau déjà présent.