Hommage par Jésus Barquin
Victor de la Serna fut une figure emblématique du vin en Espagne, laissant un héritage diversifié : journaliste passionné, cofondateur d’un grand quotidien espagnol, critique gastronomique intègre, amateur de basket-ball, entre autres talents. Homme de culture et de complexité, il était aussi un ami et un mentor pour moi, ce qui ajoute une profonde tristesse à sa disparition. Mais son impact va bien au-delà de notre relation personnelle : il a joué un rôle crucial dans la transformation du monde viticole espagnol à la fin du XXᵉ et au début du XXIᵉ siècle, et il serait injuste de ne pas rappeler ses nombreuses contributions.
Visionnaire, Victor a compris l’importance d’Internet pour la communication autour du vin et a perçu la nécessité de sortir de la vision provinciale qui dominait la viticulture espagnole. Cosmopolite, il a créé Elmundovino, une plateforme pionnière, où une équipe d’experts, sous sa direction, a offert une chronique fidèle de l’évolution et de l’appréciation du vin espagnol.
Victor n’était pas homme à attendre que d’autres ouvrent la voie. Outre la création de ce site influent, il a également été un pionnier dans la production viticole. En créant presque ex nihilo Finca Sandoval, où il a planté de la syrah dans une région de Manchuela peu connue pour ses vins de qualité, il a réalisé un rêve en produisant des vins remarquables pendant plus de deux décennies.
Sa disparition en octobre 2024 est survenue plus tôt que nous ne l’aurions souhaité. Depuis nos premières rencontres, je me souviens de sa conviction tranquille qu’il mourrait jeune, comme son père et son grand-père avant lui, tous deux nommés Victor de la Serna. Heureusement, il a dépassé cette anticipation, nous offrant de nombreuses années de sa présence généreuse et cultivée. Passionné par la conversation, il maîtrisait les grandes vertus de l’intelligence : la connaissance, l’expression et l’écoute.
Bien que parfois bouillant dans les débats publics, ceux qui le connaissaient savaient qu’il était sensible, généreux et d’une grande jovialité. Son ironie, souvent perçue comme l’apanage des esprits brillants, n’était jamais méchante. C’est dans ce mélange d’intelligence et de bienveillance que résidait le véritable Victor.
Victor m’a toujours soutenu. Il a publié mes articles avec enthousiasme, coécrit un livre sur la Rioja avec moi, et a plaidé pour mon admission à l’Académie Internationale du Vin, une institution dans laquelle il a été une figure majeure. Ce lien d’amitié se nourrissait aussi de notre héritage cantabrique commun, un sujet de conversation fréquent lorsque nous ne parlions ni vin ni gastronomie.
Journaliste dans l’âme, il a laissé derrière lui une œuvre immense : articles, critiques, éditoriaux, écrits parfois sous des pseudonymes comme Fernando Point, pour la critique gastronomique avec sa femme Carmen, ou Vicente Salaner pour le basket-ball. Bien que modeste, il n’a jamais pris la peine de regrouper ses œuvres en un recueil ; un vide que j’espère voir comblé un jour.
En attendant, cher Victor, nous continuerons à te lire dans ton journal et à porter un toast à ta mémoire avec nos meilleures bouteilles. Heureux de ces souvenirs partagés, nous pleurons une absence irremplaçable.
Hommage par Juancho Asenjo
Chères Académiciennes, chers Académiciens,
Víctor de la Serna, notre ami et collègue de l’AIV, est décédé à l’âge de 77 ans des suites d’une attaque cérébrale devant le journal El Mundo.
Victor possédait une connaissance encyclopédique des vins et des cuisines du monde, acquise au cours de ses années d’études à Genève ou à New York, où il fut le premier Espagnol à étudier le journalisme à l’université de Columbia.
De retour en Espagne en 1975, il est nommé rédacteur en chef d’Informaciones et commence à écrire sur la gastronomie. Il passe ensuite à El País, Diario 16, puis il participé à la fondation du journal El Mundo en tant que responsable des relations internationales. Il utilise différents pseudonymes : Vicente Salaner pour le basket-ball et Fernando Point pour la gastronomie et le vin, en hommage au chef français Fernand Point (La Pyramide, à Vienne). Ce pseudonyme était collectif avec Carmen, son épouse. Il était également très passionné par le blues. Son père a été président de l’AIV.
Il était le critique de vin le plus prestigieux d’Espagne. Il y a 25 ans, nous avons fondé elmundovino.com avec Luis Gutiérrez, Jens Rijs et Juanma Bellver, qui est depuis 20 ans la référence espagnole en matière de vin dans le monde.
À la fin des années 90, il a réalisé l’un de ses rêves en deverant vigneron. Son projet s’appelle Finca Sandoval, à La Manchuela (Castille-La Manche). Il y a quelques années, il en a vendu la majeure partie à un groupe d’investisseurs. Victor n’aurait jamais pu gagner sa vie en tant que commercial ou chef d’entreprise.
Derrière ce grand gaillard à la brillance insultante, timide, discret et introverti, se cache une personnalité méconnue et pleine de gentillesse. Individualiste, affrontant à sa manière tout groupe de pouvoir, ne cédant jamais aux goûts de la masse ou de l’audimat, toujours en possession de la vérité, incorruptible, défenseur de la liberté individuelle contre les excès de l’Etat et de sa mentalité autoritaire… Il s’adaptait mal au travail en équipe trop difficile pour lui.
Etre contredit était inadmissible pour lui-même lui présentait des arguments. Mais il n’était rancunier. Bien que ne se laissant pas aimer, nous avons été nombreux à l’aimer ; bien que ne se laissant pas aider, nous avons été nombreux à essayer de l’aider.
Dans ses derniers jours, il a montré cette contradiction vitale que nous portons tous en nous : Il a tiré sur ses adversaires et sur ses proches, là où personne n’est à l’abri et où personne ne se cache dans une tranchée. Ses récits n’ont laissé personne indifférent. Sa radicalisation contre la politique actuelle, contre les indépendantistes catalans, contre le gouvernement et les ministres, contre la dégradation du journalisme…
Cependant, loin des réseaux, dans sa vie quotidienne, il devenait beaucoup plus humain. Il essayait d’être affectueux à sa manière, qui n’était pas celle que l’on comprend généralement, mais cet effort était ressenti par les personnes concernées.
Le monde auquel appartenait Victor a disparu, il n’existe plus car ne l’a jamais ressenti comme sien. Victor nous disait à tous adieu depuis des années sans le proclamer. Il était conscient que les temps qui s’annoncent seront compliqués dans une ère d’appauvrissement éthique. C’était une autre façon de souffrir en silence. Il vient de nous quitter et il nous manque déjà car il a laissé une trace profonde dans le monde journalistique, énogastronomique et humain. Il est parti trop tôt. Il vivra certainement en chacun de nous.
Nous avons le privilège de l’avoir rencontré et qu’il ait fait partie de nos vies. Victor a fertilisé la terre. Ses graines germeront, peut-être pas à court terme, mais avec le temps, sa figure grandira.
Que la terre te soit légère
11 décembre 2024